AVIGNON, FABRIQUE DE LA CLASSE DOMINANTE ?

Que « fabrique » le festival d’Avignon ?

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Avril 2020 – « Une annulation serait une catastrophe » a-t-on beaucoup dit, lu, entendu alors que le maintien de l’édition 2020 des festivals d’Avignon, le in et le off, est sous les bourrasques du covid 19. Une « catastrophe » aussitôt traduite en chiffres. Catastrophe économique, solide, palpable, matérielle, chiffrable. Rares sont les commentateurs qui se sont risqués à poser la question du sens présumé de la manifestation. Leur est-elle même venue à l’idée ? Amputer la société et la civilisation d’une fabrique de sens : catastrophe ? Restons sérieux ! Oui, l’annulation du festival sera économiquement pénalisante, parfois catastrophique pour les compagnies, les commerçants, les agences de tourisme, pour les loueurs de caves métamorphosées en salles de spectacle ou pour les mendiants qui font la manche devant les files d’afficionados. Oui, la catastrophe chiffrée aura des conséquences sur le destin de beaucoup, destin qui ne se chiffre pas, qui est sans prix. Oui, il faudra tout faire pour l’atténuer. Mais quand spontanément l’évocation d’un trou financier submerge la menace d’une perte de sens, il y a de quoi s’inquiéter. Comme si l’essentiel de la manifestation n’était plus là où l’avait placée ses inventeurs : Avignon, atelier pour fabricants de perspectives et de mises en commun : artistes, publics, agents municipaux, épiciers, balayeurs, bateleurs, bateliers, Quartier intramuros, quartiers extramuros, réfugiés ultramarins ? Faites pas chier, les poètes ! Dans un texte écrit en 2016, je m’interrogeais déjà sur ce que « fabrique » le festival d’Avignon. L’interrogation persiste. On ouvre les fenêtres ?

Texte de 2016 – « Révolution », « grands changements », « forces collectives », « vent de l’histoire »… Les deux phrases par lesquelles Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, introduit la 70e édition de la grande manifestation théâtrale ne manquent pas d’invocations à la transformation de la société. Désespérant d’un personnel politique réduit aux « manigances politiciennes » et qui « n’a plus à cœur que ses privilèges de classe », le metteur en scène fait appel à l’art. Il écrit notamment : « C’est au théâtre que nous préservons les forces vives du changement à l’échelle de l’individu. Face au désespoir du politique, le théâtre invente un espoir politique qui n’est pas que symbolique mais exemplaire, emblématique, incarné, nécessaire. »

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Loin de la cour d’honneur, dans Bangui brisée par la guerre, le quartier de Kolongo plage se rassemble autour de la scène, s’interroge, vibre ensemble, conjure le crépitement des armes. Urgence de l’art vivant. Des regards qui sont une pressante invitation à reconstruire la fonction politique du théâtre. Même en Avignon. (photo Pascale Gaby)

Toute personne qui a le privilège de fréquenter les théâtres et de s’y sentir à l’aise partagera beaucoup de ce qu’écrit Olivier Py dans son éditorial. J’en suis. Oui, l’élargissement de l’imaginaire habite nécessairement l’ouverture émancipatrice de l’histoire humaine. Il est son oxygène. Oui, le théâtre est un des pôles où cette ouverture se joue. Oui, l’anémie croissante des politiques culturelles publiques indique un essoufflement des perspectives politiques.

Mais le vibrant exposé ne vient pas seul. Il s’accompagne aussi de tarifs – 38 € pour le public « normal », 15 € pour les moins de 18 ans – et d’une avalanche de logos indiquant l’implication du politique de droite et de gauche dans l’existence du festival sans considération de manigances politiciennes. Signature : Ministère de la Culture et de la Communication, Ville d’Avignon, Communauté d’agglomération du Grand Avignon, Département de Vaucluse, Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Direction régionale des affaires culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur, Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Sans parler des puissances économiques qui suivent le cortège… Comment interpréter le grand écart entre l’élan révolutionnaire censé définir l’esprit de la manifestation et les circonstances concrètes qui l’enchâssent dans une réalité sociale et politique si éloignée de l’intention.

Le tour qu’ a pris mon existence m’a rendu attentif à la couleur des gens. Dans la France urbaine et populaire d’aujourd’hui, elle n’est pas uniforme. Observez maintenant les files d’attentes qui précèdent les spectacles du festival et vous verrez qu’elles n’ont pas les couleurs de la France urbaine et populaire d’aujourd’hui, faubourgs d’Avignon compris. C’est un indice que beaucoup de ceux qui ont le plus intérêt au « changement », Blancs ou non, n’en sont pas. La bonne foi d’Olivier Py n’est pas en cause, pas davantage que celle de la plupart des chefs de l’appareil culturel d’Etat. Mais par quelle fatalité, en dépit de ses discours et de ses vœux, le service public de la culture sert-il un public si différent du peuple tel qu’il est, couleurs, âges, revenus, styles… D’où vient la crispation obstinée qui interdit de se pencher réellement sur les tarifs ou sur la conservation des rites qui entourent la liturgie théâtrale ? L’échec obstiné du système à répondre à sa mission de « démocratisation », l’enfermement croissant dans lequel il s’enfonce, amer et véhément, sont-ils dus à la providence divine, à la stupidité du peuple ou ont-ils tout simplement des causes ?

J’en vois une : l’engourdissement de quelques notions ou paradigmes, naguère actifs, désormais en voie d’obsolescence. D’abord l’art (dont le théâtre). Dans le concret, l’art (dont le théâtre) est un rapport social, un processus social spécifique qui relie des émetteurs d’art à des amateurs d’art, ainsi qu’à la société qu’ils fréquentent, un processus qui les met en mouvement autour d’un objet matériel symbolique, l’œuvre d’art. Mais l’histoire de l’Occident a fétichisé l’œuvre et sacralisé l’artiste, conduisant le jugement à se porter non sur la valeur concrète du rapport social produit par ce processus, mais sur la valeur fétichisée de « l’objet d’art ». Nous croyons de bonne foi qu’une toile de Matisse conserve sa valeur quand elle est placée dans un coffre-fort ou qu’une pièce écrite par Brecht pour des théâtres où les ouvriers avaient un accès quasi gratuit aux horaires de la sortie d’usine reste identique à elle-même quand elle est proposée à 38 € la place aux heures où vient le sommeil des soutiers.

Si, à la dévotion fétichiste, on substitue un jugement sur le rapport social ainsi produit, on est contraint d’avouer qu’il s’agit là d’obscénités. Un objet propice à faire bouger les lignes de l’esprit et qui sert de placement dans la nuit d’un coffre-fort est une obscénité. Une pièce dénonçant le règne de la bourgeoisie présentée dans des conditions qui la réservent globalement aux vieux Blancs (j’en suis) fortunés (j’espère encore) est une obscénité. Cette rectification ne met pas en cause ce qui se joue dans la qualité plus ou moins haute de l’œuvre, qui reste un objet essentiel du jugement, ce qui est d’ailleurs la compétence professionnelle reconnue d’Olivier Py et de son équipe. Dénier qu’une part déterminante du jugement s’applique à la qualité de l’œuvre est une perversion populiste qui tend à assujettir le processus de production du champ symbolique à l’audimat, c’est-à-dire à le stériliser en le condamnant à satisfaire des appétits formatés par le déjà-là. La thèse ici formulée ne vise pas à disqualifier la part de l’œuvre, mais à la réintégrer dans une séquence qui seule lui confère sa fécondité. L’œuvre ne « vaut » que quand, que parce que les autres moments de la séquence lui donnent vie, comme la sève irrigue la fleur et comme l’atmosphère qui l’entoure échange avec elle. Si les autres moments de la séquence sont moisis, ils la moisissent.

L’autre notion tronquée qui condamne le propos d’Olivier Py à la boiterie est le clinamen qui le pousse à inscrire trop facilement dans son propos une obnubilation de notre temps, la focalisation du concept de « politique » sur les fonctions professionnalisées du gouvernement représentatif et à abandonner à la brume le reste (le cœur ?) de la vie politique. Le « désespoir » qui le désespère nait en partie de l’aveuglement qui empêche la rétine de voir le sol quand elle a été impressionnée par le soleil. Obnubilation par « le » pouvoir. Fétiche lui aussi. Incorporation dans un individu ou une institution de rapports de forces qui par nature les traversent et les dépassent. Le festival d’Avignon tel qu’il est a comme vis-à-vis politique les professionnels du gouvernement représentatif. Son budget ne s’établit pas dans une négociation avec le mouvement populaire, mais avec l’administration. Celle-ci et ceux qui la commandent, conformément à des réflexes aujourd’hui hégémoniques, exigent des « ressources propres », c’est à dire des gains commerciaux, pour « équilibrer » ses subsides. La croyance que les œuvres valent en elles-mêmes se tisse avec cette exigence, ce qui conduit à programmer le plus de « créations » qu’il est financièrement possible sans prendre en considération l’impact de ce choix sur le sens de l’événement ainsi produit. Si je suis capable de remplir la cour d’honneur avec des spectateurs disposés à payer 38 € la place, pourquoi priver la « création » de cette manne ? Si la « création » a par elle-même la puissance surnaturelle de produire un espoir politique «  exemplaire, emblématique, incarné, nécessaire », que ceux qui accordent de l’importance au « forces vives du changement » payent leurs 38 €, et ce sera encore bien peu en rapport du coût marchand réel et de la suprême valeur du sacrement ! Et si cette clientèle impose à la cérémonie les rites qui mettent les manants mal à l’aise, quoi faire ? Le client n’est-il pas roi ?

Mais l’aveuglant vis-à-vis du pouvoir culturel et du pouvoir politique n’efface pas le peuple. La politique aujourd’hui, c’est aussi Nuit debout, la résistance à la déchéance de nationalité, l’attachement de millions de femmes et d’hommes à leurs droits fondamentaux même dans la subordination salariale, la gratuité des transports publics dans une vingtaine d’agglomérations françaises, la forêt buissonnante des segments de la vie sociale librement assumés par voie associative, les déserteurs de la consommation, le mouvement du logiciel libre, l’Afrique qui s’invente… Des portes s’entrouvrent sous la poussée de ces vents. Mettre le pied dans la porte ?

Cher Olivier Py, je vais vous raconter une histoire. Deux années durant, la compagnie malienne BlonBa a participé au Festival d’Avignon. Off. Nous nous sommes délibérément installés sur un parc public, dans le quartier populaire de Saint-Chamand. Nos artistes, venus de Bamako et d’une autre lignée que celle de l’art occidental, n’étaient pas dressés à se considérer comme des ostensoirs de l’inspiration, ne considéraient pas leur travail comme une liturgie chamanique, ni n’exigeaient des représentations qu’elles se vivent en cérémonies religieuses supposant la connaissance du rite et la piété du dévot. On y avait le droit de tousser. Cette désacralité pour eux naturelle imprégnait leur comportement quotidien. Du coup, ils ont établi tout naturellement des rapports simples, amicaux, désintimidés avec les habitants du quartier chez qui ils vivaient. Nous avions adopté le tarif de 2€, 5€ ou 10€ au choix du spectateur comme nous le faisons dans le petit théâtre qui nous a été confié à Morsang-sur-Orge dans l’Essonne. Tarif identique pour le notaire et pour le chômeur. Gratuité pour les habitants de la cité. Peu à peu, les familles de Saint-Chamand sont venues. Les jeunes, versant masculin, ont longtemps regardé de loin, pour ne pas se compromettre avec ces pratiques de bourgeois blancs, même endossées par des musulmans maliens. Pas beaucoup de « Gaulois » à Saint-Chamand. Mais ils ont protégé avec vigilance cet événement pour eux problématique dont ils tiraient néanmoins de la fierté, s’en sont rapprochés pas à pas. A la fin du mois, ils en reprenaient les répliques. Les élus, les services publics, un entrepreneur installé dans la cité avec qui nous avions des mois durant travaillé à la bonne forme de notre présence dans ce quartier ont joué le jeu, plutôt satisfaits qu’un mouvement autonome de la société s’accordât à leurs missions politiques ou économiques, leur donnant un sens inattendu et partagé. Certes, il s’agissait de puissances politiques, économiques et sociales moindre que celles qui traitent avec vous et c’est dans l’ordre des choses. Mais cette mise en mouvement faisait la démonstration qu’en prenant soin de construire les bonnes articulations entre la liberté créative des artistes, les aspirations de la société, les missions des représentants élus et même le monde de l’entreprise, on peut enrayer la désespérante machine qu’à juste titre vous stigmatisez.

Les programmateurs, eux, n’ont pas fait le déplacement. Trop loin de la cour d’honneur. Cela n’a pas empêché que par d’autres voies ces spectacles venus d’Afrique soient accueillis dans des lieux consacrés, ni que la critique en reconnaissent la « valeur », ni qu’ils séduisent le public majoritairement désargenté de Bamako, de Bangui ou de la banlieue parisienne, ni que TV5 en diffuse les captations dans la planète francophone. Cela a montré qu’on pouvait mettre le pied dans la porte. Ça nous a tous rendu heureux, politiques, services publics, entrepreneurs compris.

Il n’est pas anodin que cette expérience soit venue d’Afrique. La fétichisation de l’art est un des symptômes de l’épuisement de la modernité occidentale. Ce qui était hérésie tonique au XVe siècle de Masaccio, foi partagée au XIXe du grand Hugo, se pétrifie au XXIe. Ce chemin nous conduit à un des enjeux majeurs de la vie politique mondiale : le dépassement de la domination occidentale qui s’est figurée comme le vecteur unique de l’histoire ; son remplacement par l’enchevêtrement des histoires et la conversation des cultures ; ou sinon par l’horreur des massacres qui est aussi possible, qu’on a vue, via Bush et via Daesh. L’épuisement de la modernité (de la domination) occidentale n’est pas la fin des pays qui composent l’Occident. Leurs peuples conservent comme tout autre leur entière légitimité à participer à la conversation. Le grand passé est un héritage fécond. Le palais des Papes et l’Andromaque de Racine ne perdent rien de leur beauté ni leur fécondité en parlant aux autres dans des configurations qui n’en font plus le modèle universel. L’effondrement de la tour de Babel construite sur le vain espoir de tout dominer jusqu’à Dieu a fondé la pluralité des singularités humaines et des langages. On ne regrette pas l’arrogant phallus. Et quand Olivier Py écrit « il n’y a qu’à regarder la splendide agora de la Cour du Palais des papes pour se donner une image plus belle de notre société et y trouver architecture d’espérances », il raison de nous rappeler le rôle central de la beauté et de sa contemplation dans l’édification des utopies, mais j’ai trouvé bien belle aussi l’architecture humaine qui s’est levée à Saint-Chamand sans le concours des papes, ni des cardinaux.

Le monde des années 50 n’existe plus. L’humus où l’inspiration vilarienne puisait ses forces et ses mots s’est sédimenté. Les décennies de l’argent roi en ont décomposé les derniers sucs. Le fantasme impérial de l’histoire unique agonise. Ouvrir grand les imaginations, substituer les réseaux aux podiums, les singularités vivantes aux identités mortifères, entendre ce qui naît, laisser les morts enterrer leurs morts et bercer nos innombrables mondes-enfants sans craindre d’avoir à laver des couches… On y va ?

Quel porteur de la haute culture pouvait s’autoriser à penser, entendant les esclaves d’Amérique inventer le blues dans les champs de coton, qu’ils allaient changer l’oreille du monde ? Hors de tout chemin connu, ambassadeurs forcés d’une Afrique prétendue sans histoire, marchandises entre les mains des maîtres de l’histoire unique, ces hommes et ces femmes rompent la malédiction par leur chant : tu chantes, je chante donc je suis ton semblable ; ce que chante mon âme n’est pas semblable à ce que chante la tienne ; à cause de ça, tu n’entends pas ma voix ; tu l’entendras car elle a la puissance de toucher ton âme et de faire de toi mon semblable ! Première illustration mondiale de la sécession qui déchire les filets de l’empire unique. Et cette sécession prend la forme d’un art. Quel « programmateur » du XIXe siècle pouvait-il entendre dans ce séisme autre chose que du bruit ? Mettre en réseau « la splendide agora » et le centre social de Saint-Chamand, juger de ce réseau par la qualité des imaginaires qu’il ouvre, par le courant qu’il génère et qui passe de l’un à l’autre, admettre que la blue note dans les champs de coton n’est pas chanter faux, ne pas borner l’histoire des harmoniques au fil, sublime en effet, qui conduit de l’Offrande musicale au Concerto à la mémoire d’un ange, ouvrir la voie heureuse qui nous sortira de l’hébétude identitaire non par la morale mais par le désir…

Cher Olivier Py, ceci est votre siècle, votre enjeu. Vous le savez et vous y travaillez : la « décentralisation de 3 km » que vous avez tenté d’instaurer, l’importance donnée cette année à des spectacles venus du Sud et de l’Est de la Méditerranée… Mais la diversité des contenus et la flexibilité des kilométrages ne suffiront pas. C’est la règle du jeu qui est en cause. Changez-la. Cassez le moule. Vous disposez par la grâce de votre talent et par la volonté des « politiques » de moyens considérables pour le faire. Mettez le pied dans la porte ! Sinon, vous participerez inéluctablement et sans l’avoir voulu à métamorphoser définitivement l’inspiration de Jean Vilar en une fabrique de la classe dominante.

17 réflexions sur “AVIGNON, FABRIQUE DE LA CLASSE DOMINANTE ?

  1. Papier très intéressant, tant de par l’angle choisi et le fond traité, que de par sa forme.
    Pour autant, permettez que je m’autorise un avis sur le « maître du In d’Avignon », car chacune de ses trop nombreuses interventions et prises de position publiques sont des insultes à notre intelligence collective.
    Et soyons clairs : je n’attaque en aucun cas l’auteur, ni le metteur en scène Olivier Py.
    Mais, bel et bien la personnalité du directeur du Festival In d’Avignon.
    Olivier Py ayant définitivement placé l’Art (avec un grand « tas ») et la culture (avec un gros « Q ») au zénith (=> au-dessus de toute autre « con-sidération »), il n’est -intellectuellement et physiquement- plus en mesure d’accéder à quelque once d’humanité que ce soit.
    Perdre à ce point le contact avec la réalité du terreau du théâtre aboutit au point que sa direction (dans tous les sens du terme) du Festival In d’Avignon se retrouve « désincarnée » (dans les 2 acceptions suivantes : « dont l’apparence diaphane évoque une créature immatérielle, un pur esprit », mais aussi « détaché de la condition humaine du monde des apparences, de la réalité présente par le pouvoir de l’imagination, par un effort intellectuel ou une volonté d’ascèse spirituelle »).
    Et c’est à cet endroit-là que je trouve la position de Py insoutenable.
    À l’inverse de celle d’un Albert Camus qui, lors de la remise de son Prix Nobel de littérature en 1957, fit valoir que l’art se devait d’épouser les préoccupations communes et l’artiste se mettre au service de ceux qui subissent l’histoire, plus qu’à celui de ceux qui la font : « c’est au moment où l’artiste choisit de partager le sort de tous qu’il affirme l’individu qu’il est. »
    Ou il apparait donc essentiel de « sauver les corps », avant toute autre considération.
    Et, pour boucler la boucle, j’en reviens donc à partager votre avis sur la nécessité d’expérimenter le théâtre comme le lieu de tous les possibles (à l’instar de l’expérience de la compagnie BlonBa à Saint-Chamand) : car on en apprend alors tellement plus sur notre commune humanité…

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    • Merci d’exprimer ici votre point de vue. J’ai essayé, dans mon texte, de ne pas trop personnaliser le propos, car je suis convaincu que les problèmes posés sont structurels et dépassent les capacités ou les incapacités des individus concernés. Pour illustrer l’article, j’ai emprunté à la réalisatrice franco-centrafricaine Pascale Gaby une belle image du public banguissois devant la pièce « La soupe de Sidonie », adaptée du répertoire de la compagnie malienne BlonBa (Bougouniéré invite à dîner). Je raconte ailleurs dans ce blog, sous le titre « Théâtre et tension : créer dans Bangui sous couvre-feu », cette expérience pour moi fondatrice qui m’a permis de fixer bien des intuitions sur la fonction du théâtre, sur sa capacité magique à être, non pas un outil de la construction politique, mais son résultat, à incarner momentanément une communauté humaine réunie, consciente, mentalement active et engagée dans l’irréductible singularité des histoires humaines. Les visages qu’on voit sur la photo disent tout. Ce cadrage n’inclut pas l’ambassadeur de France qui était là lui aussi ainsi que quelques autres personnalités locales, mais par un précieux miracle qui est l’âme du théâtre, dans ce moment d’art, ces personnalités font vraiment communauté avec les marchandes, les élèves, les chômeurs et les passants. Le moment de la représentation passé reste le souvenir, la trace que c’est possible, que c’est bon, qu’on touche là à la grandeur humaine, ensemble. Ensuite, chacun rentre chez soi, mais le désespoir politique a perdu des points. Les visages de Kolongo plage contemplant un spectacle joué à 15h, car la nuit est trop dangereuse, dans une ville où le son les coups de feu fige régulièrement les conversations ne disent-ils pas mieux ce que nous devons attendre de l’art que l’entre-soi de la bonne société intellectuelle faisant son marché d’émotions chics dans la cité des pape ? Le flot d’argent, qui malgré les resctrictions d’aujourd’hui éclaire la fête avignonnaise ne pourrait-il pas être pensé et dépensé à faire communauté autrement ? Et à l’heure de la toile universelle, n’y aurait-il des moyens de mettre en réseau ces expériences d’exception avec la cour d’honneur, ce qui pourrait à nouveau la féconder au sens où le pensait Jean Vilar ? Quand l’ambassadeur de France s’est assis à côté de la poissonnière centrafricaine pour rire avec elle, trembler avec elle, applaudir avec elle, c’était sans doute un peu inhabituel pour la fonction, mais l’homme n’y a pas perdu.

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  2. J’aime beaucoup ce que vous dites, c’est tès très bien! Merci à vous. Le plus invroyable, cependant, c’est que dans votre tête vous avez de magnifiques projets pour l’avenir, des projets  » Bondy Blog/post-coloniaux/collaboratifs » ; mais comme avez un style « normale sup/ français ancien parfait/top bottom » je n’arrivais pas à « entrer » dans votre texte 🙂

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    • Désolé pour l’imparfait du subjonctif ! J’ai longtemps hésité, mais j’ai crains que, si par hasard le texte tombait sous les yeux d’Olivier Py, une atteinte à la concordance des temps ne disqualifie mon propos (ne disqualifiât ?)Et merci d’avoir malgré tout franchi la frontière de l’ancien français ! Sans oublier que, dans une autre vie, j’écris des pièces de théâtre dont les phrases empruntent davantage au français populaire des faubourgs bamakois qu’à l’institution de la rue d’Ulm.

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  3. Jean louis toujours aussi lucide, sauf peut être sur l’affirmation de la « bonne foi » de PY qui me parait douteuse par rapport à son discours sur la manière de se sortir par la seule vertu d’Avignon du naufrage du monde !!

    Pour le reste, je me méfie toujours quand l’enjeu de la marge est de revenir au centre (d’Avignon!!) et je préfère me battre pour faire reconnaitre les droits culturels de chaque personne comme droits à plus de liberté effective d’exprimer sous des formes artistiques les mille facettes de ses imaginaires; Et d’ici le moi de juin, deux lois de la république française reconnaitront la nécessité pour la politique culturelle de respecter les droits culturels des personnes. Qui s’emparera de ces lois pour négocier une meilleure position pour les relations entre les personnes telles que tu les défends si bien ? Certainement pas PY, ni le corporatisme des professionnels d’Avignon.
    Par contre, je compte sur ta plume pour que l’évocation de ton action donne du corps réel à la référence aux droits culturels comme exigence de faire un peu mieux humanité ensemble.
    Bien Cordialement à toi;
    Jean Michel Lucas /doc kasimir bisou

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  4. Merci pour ce texte, monsieur Sagot-Duvauroux. Vous y réunissez l’intelligence et le coeur, comme souvent dans vos écrits et vos actes.

    Justement, je rebondis sur le post de Madame Lehalle… Cette langue choisie, nous le savons tous, est en grande partie la difficulté qui empêche le commun du peuple de se sentir légitime à se saisir de ces questions et des oeuvres.

    La difficile maîtrise de ce discours, seul sésame actuellement pour actionner des leviers dans la sphère des politiques culturelles, fait ressortir la frustration du citoyen de se sentir privé d’une réflexion propre sur : « quelle culture pour nous tous ? quel partage de la culture ? Les grands lieux et festivals ne parlent que de nous, gens du peuple, et pourtant on ne se sent pas concernés par les oeuvres qui y sont produites… » Je le vois dans la ville où je vis, qui dispose d’un gros CDN proposant des spectacles de grande qualité, innovants, engagés, censés parler des problématiques de classe, réfléchir sur le politique, l’esthétique, aller au devant des populations des cités… Quand on regarde le public de la salle, on est très loin de cette diversité que défendent les directeurs comme celui du festival d’Avignon, et l’entre-soi reste un carcan que toutes les actions culturelles n’ont pas su faire fissurer, ou très peu.

    Vous avez la capacité de faire le lien entre deux mondes (Saint Chamand – La cour des Papes), et de pouvoir adapter votre langue (et non votre pensée) à votre interlocuteur-trice.
    C’est une richesse que cette ouverture et cette plasticité, cette capacité à la traduction.
    D’aucuns parient que l’identité culturelle du futur sera la traduction (cf article passionnant dans Le Monde Idées de juin 2014 *), et vous vous posez en pivot, en relais entre les personnes de différents milieux ou champs culturels.

    Je vous rejoins ainsi totalement dans votre conclusion :
    Casser le moule, retrouver le chemin du désir, de l’échange… Ce que vous faites dans vos actes, vos écrits, vos prises de parole.
    Je tente humblement de m’y appliquer aussi dans mes pratiques culturelles tant d’artiste, de professionnelle que de spectactrice, et je suis heureuse de le lire sous votre plume.
    Pour finir, je vous cite dans une phrase qui me parle particulièrement :
    « Ouvrir la voie heureuse qui nous sortira de l’hébétude identitaire non par la morale mais par le désir… »

    Pour moi, le préambule d’un véritable manifeste de politique culturelle …

    liens :
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/06/25/l-identite-de-l-europe-c-est-la-traduction_4445045_3232.html

    https://blogs.mediapart.fr/jeanne-debost/blog/311215/2016

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    • Merci Jeanne.C’est une beauté de la vie humaine que de devoir adapter son langage à la personne à qui on parle, de lui parler vraiment. Donc Evelyne Dehalle et vous avez finement deviné que je voulais aussi me faire entendre, par cette langue, des gens que j’égratigne. Je sais aussi que nous sommes tous en mesure d’interpréter, de capter quelque chose quand nous ne captons pas tout et j’en ai beaucoup de témoignages à partir de ce texte. Je suis par exemple très intrigué et admiratif de l’orthographe qui s’invente sur les réseaux sociaux, et qui mêle les signes alphabétiques, syllabiques et idéographiques. Que l’esprit humain soit disposé à lire aussi facilement (ou mieux) ce bric à brac que de se conformer à la logique imparable du latin d’Auguste, je trouve que c’est plutôt une bonne nouvelle. Parlons-nous, écrivons-nous, essayons de nous comprendre, sans essayer de nous copier.

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  5. Très bon article, merci, j’y trouve beaucoup de résonance avec ce que je constate chaque jour dans le milieu des cultureux auquel j’appartiens, où cette absence de réflexion et d’engagement sur les dimensions concrètes de l’échange artistique est une sorte de point aveugle… Connaissez-vous Franck Lepage ? Regardez le spectacle « L’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu » (dispo sur YT) je crois que vous y trouverez des points communs avec votre analyse.

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    • Merci ! Moi aussi, j’appartiens au milieu des « cultureux », j’ai cette chance et je ne m’en veux pas du tout. J’en remercie mes parents et tous ceux qui m’ont transmis ces richesses. Mais qu’elles soient si mal distribuées ne me plait pas. Et que tant de créativité non homologuée soit délaissée ne me plait pas non plus.Des gens que j’aime sont victimes de cette usurpation. Voilà la cause du temps que je prends à écrire. Oui, je connais Franck Lepage et je l’ai même programmé dans mon théâtre, il fait partie de ces pas de côté susceptible de féconder beaucoup de choses.

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  7. Merci Monsieur pour ce bel article.
    J’ose vous rejoindre sur l’idée de l’oeuvre d’art matrice d’un processus social et non objet fétichisé. Ça n’est qu’ainsi que l’art peut se mettre au service de l’Humain et contourner les circuits trop bien rodés de la société marchande. En dehors de ces interactions actives et bien vivantes, point d’aventure artistique authentique, ou dit plus simplement : pas d’aventure artistique sans aventure humaine !
    Bien à vous

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    • Merci de votre appréciation. La fétichisation n’empêche pas l’oeuvre d’art de cristalliser un rapport sociat, mais elle empêche de travailler la qualité de ce rapport social, puisqu’on accorde alors au fétiche la puissance magique illusoire de produire le « bon » rapport social. Alors se passe ce qui se passe dans tous les autres domaines, la captation des oeuvres et des grands bénéfices spirituels qu’elles procurent par les propriétaires de tout. C’est ça que les politiques publiques doivent changer, si elles veulent être vraiment un instrument d’égalité et de liberté aux mains du peuple. Pour ça, la défétichisation est nécessaire. Mais nous savons tous que la Vénus de Milo ou un masque du komo conservent leur puissance esthétique et spirituelle, même si l’on ne croit pas qu’ils soient habités par une divinité surnaturelle.

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