LE PARLEMENT DES MOTS 1er épisode au Cameroun

Des Etats, des institutions, une « démocratie », des rites administratifs qui ne s’enracinent pas ? Bien des observateurs constatent combien la greffe de l’histoire politique occidentale peine à prendre sur les sociétés africaines. Comment en serait-il autrement ? A moins de partager la naïve croyance selon laquelle l’Occident constituerait l’unique vecteur du progrès humain, la seule référence de l’organisation sociale, on peut se douter que le copier-coller institutionnel ne suffira pas à donner aux peuples africains les formes de leur vie démocratique et de l’efficacité politique. Le Parlement des mots est fondé sur l’idée qu’en interrogeant la distance entre les termes officiels (en langues officielles, c’est-à-dire européennes) et la désignation des réalités politiques et sociales dans les langues africaines, des pistes de réflexion vont s’ouvrir. J’en ai proposé le principe aux promoteurs du Festival International de Bogso-Eséka (FIBE), au Cameroun. Banco ! Premier épisode du 4 au 12 novembre 2016 en préfiguration du FIBE 2017 et dans l’inspiration des initiatives proposées par Culture en partage.

img_parlement-des-mots-presse

Plusieurs journaux camerounais ont annoncé le Parlement des mots. Ici, l’analyse du Quotidien de l’économie

Regards interrogatifs et perplexes

L’idée du Parlement des mots est née d’une expérience répétée. Au Mali où je réside régulièrement, j’ai pris l’habitude de me livrer à un petit jeu : demander à des partenaires de conversation comment ils traduisent dans leur langue maternelle, souvent le bamanan kan (bambara) que je parle un peu, des notions régulièrement employées en français, langue officielle, et qui structurent le discours politique : citoyen, citoyenneté, ethnie, corruption, liberté, Etat… La réaction la plus fréquente est un regard interrogatif, perplexe, puis après réflexion l’énumération de termes qui rejoignent approximativement la notion française sans jamais la recouvrir.

« Ethnie », mot fantôme ?

Ainsi, le concept d’ethnie, notion obsessionnelle dans les commentaires politiques et sociologiques de l’Occident, n’a pas d’équivalent en bamanan kan. Souvent, les personnes interrogées se sortent de la difficulté en risquant le mot « si » ou « siya » qui désigne la lignée et qui est souvent traduit par le mot français « race ». Mais « si » peut tout aussi bien désigner la lignée familiale. On dira ainsi « tarawele si », pour la lignée, la « race » des Traoré (on disait jadis la « race » des rois de France) comme on peut parler de « si » pour l’ensemble des lignées qui constituent la communauté linguistique formée par les Bamanans (Bambaras). Cependant, un citoyen bamanan nommé Traoré est réputé être de la même lignée (si) qu’un Wolof nommé Diop, un Dafin nommé Dembélé, un Sénoufo nommé Ouattara ou un Mossi nommé Ouédraogo. Or, si le mot « ethnie » dans l’acception que lui donne le français n’existe pas dans ces langues africaines, peut-on considérer cette notion inventée en Occident comme pertinente pour comprendre les sociétés d’Afrique et pour construire leur vie démocratique ? Question cruciale aux développements sans doute inattendus.

« Corruption » vs « magouille » vs petit cadeau entre amis ?

Parfois, la traduction vient spontanément, mais les connotations du terme retenu dans la langue africaine sont très différentes de celles que porte le mot français. Ainsi, les pratiques que recouvre le mot « corruption », qui en français signale le pourrissement d’un corps sain, se désignent spontanément par le terme « yurugurugu » en langue bamanan, c’est à dire approximativement « magouille », ou « goro » en sango (Centrafrique), allusion aux noix de cola qu’on offre en cadeau aux personnes dont on cherche la considération. Le sachant, on peut gager que la lutte contre ces dysfonctionnements ne se conduit pas de la même façon là où ils sont considérés comme des arrangements douteux faute d’administration fiable et là où on les ressent comme la désintégration d’un Etat de droit auquel on croit.

Inventer des mots qui parlent : le cas du terme « citoyenneté »

Il s’ensuit des conversations passionnantes où apparaît l’urgence d’intérioriser vraiment, en le subvertissant, le vocabulaire d’un monde officiel décalqué sur l’histoire institutionnelle de l’Occident. Ainsi, avec mon ami Alioune Ifra Ndiaye avec qui j’ai fondé  la compagnie théâtrale malienne BlonBa, nous nous sommes longuement interrogés sur ce qui, dans les langues mandingues, pourrait le mieux traduire la notion de citoyenneté.

Citoyenneté est un mot français qui s’origine dans la Grèce antique, dans la république romaine, dans la révolution française, pas dans la geste du Mandé. De ce fait, ce terme court le danger d’être perçu comme un artifice de rhétorique, une embrouille au profit de politiciens sans autre principe que leur appétit. Il faut donc préciser la question : quel terme bamanan transcrit le mieux, se rapproche le plus de la notion française de citoyenneté dont la langue officielle fait usage ? Fasodenyumanya est le premier mot qui, après réflexion, vient à l’esprit de la plupart des gens à qui la question est adressée. Fa : le père. So : la maison. Faso : la maison du père, la patrie. Den : l’enfant. Nyuman : bon. Dennyumanya : le fait d’être un bon enfant. Fasodenyumanya : l’attachement filial à la patrie. La priorité spontanée donnée à cette interprétation témoigne d’une réalité subjective prégnante. Dans le rapport à l’Etat et à la collectivité nationale, ce que l’imagination et la pensée retiennent comme étant de bon aloi, c’est d’abord l’attachement au pays, à sa souveraineté, à son indépendance. Le lien qu’établit la langue française entre la citoyenneté et la liberté, lien sur lequel se fonde la république démocratique, manque à cette interprétation. Un autre terme, d’une ambivalence troublante, parle à la fois de statut social et de liberté : horonya. Le horon – le « noble » dans la traduction spontanée des Maliens francophones – est celui qui appartient aux « grandes » familles et qui bénéficie du statut social le plus élevé, la horonya. C’est un homme qui descend des clans fondateurs de la patrie (faso), celui qui a droit de cité, descendant des porteurs de carquois (tontigi), qui participe à l’assemblée, l’homme qui dispose de lui-même, qui a droit de cité, l’homme libre au sens politique du mot liberté. Les vertus que l’imaginaire social attache aux horons sont la noblesse, l’honneur, le courage, le respect de soi et de la parole donnée, la magnanimité, la libéralité. Suivant le contexte, les traductions françaises de textes bamanans ou maninkas donnent à la horonya tantôt le sens de « noblesse », tantôt celui de « liberté ». Le horon est citoyen au sens du citoyen de l’Athènes antique ou des familles patriciennes de la République romaine. A Athènes comme à Ségou, les horons ne sont pas toute la société. Elle compte aussi des esclaves, des « métèques », des nyamakalas, qui sont placés dans une relation de soumission ou d’allégeance.

Cousinage entre le citoyen d’Athène et le horon de Ségou ?

L’Europe a connu la citoyenneté à l’athénienne, si proche de la horonya bamanan ou maninka, et aussi le passage à la citoyenneté républicaine, qui confère le droit de cité à tous les ressortissants du pays, qui en supprimant les privilèges de la noblesse anoblit le peuple tout entier. Il a fallu du temps pour que les pauvres, les Noirs, les jeunes, les femmes soient inclus dans cette responsabilité. Aujourd’hui encore, les descendants français des anciens colonisés savent combien il est difficile qu’au delà des mots et dans les faits le statut de citoyen vienne pour eux remplacer celui de sujet, rétabli par la république régicide au détriment de leurs pères et de leurs mères. On leur demande si souvent non de faire la France, mais de s’y conformer ! Combattu ou recherché, l’enjeu de la citoyenneté pour tous habite néanmoins la perspective républicaine. L’Indépendance du Mali et de la plupart des pays d’Afrique sous la forme d’Etats républicains en a entériné le principe. Désormais, la citoyenneté est à tous. Sur le papier. Mais c’est un mot étranger, un héritage colonial. La force politique qui souhaite promouvoir cette notion n’a que des périphrases et pas de traduction pour en transmettre le désir dans la langue du peuple. Des images importées et pas d’enracinement dans l’âme du peuple. Dégagée de ses connotations aristocratiques, la notion de horonya peut, sans perdre sa charge historique propre, sonner comme la citoyenneté des traditions occidentales, instituer elle aussi, avec les tonalités singulières de l’Afrique soudano-sahélienne, l’anoblissement de tous. Dans le feu des indépendances, le Mali et la Guinée l’emploient régulièrement dans le sens de « liberté politique ». Pauvres et riches, descendants de princes ou de captifs, hommes ou femmes, jeunes et vieux, tous horons de la République ? Les vertus de la horonya, celles qui permettent à la société de se tenir debout librement – noblesse, dignité, courage, respect de soi et de la parole donnée, magnanimité, libéralité – devenant un horizon éthique et politique pour tous ? La jonya (soumission, servitude) abolie chez tous, avec les humiliations qui s’y attachent, avec les vices que l’imaginaire social y attache : veulerie, mensonge, inconstance, paresse ? C’est à l’œuvre. Bien des conversations font remarquer que tel pratique les enviables vertus du horon/citoyen auxquelles sa lignée ne le prédisposait pas, tandis que tel autre, au nom prestigieux, est sans vergogne.

Un débat, pas une recette

Cette proposition, qu’Alioune Ifra Ndiaye a reprise et développée dans son ouvrage « On ne naît pas Banyengo, on le devient »[1], ne va pas sans difficultés. Très hiérarchisées dans la mise en scène du respect et de la civilité, les sociétés issues de la civilisation mandingue multiplient les soupapes qui permettent de vivre sans exploser les égard dus aux vieux par les jeunes, aux hommes par les femmes, aux horons par les descendants de captifs, etc. La décision que prend un chef de village ou un chef de famille (l’homme en l’occurrence) semble par la forme venir de son arbitraire, mais elle est impraticable si elle n’a pas précautionneusement pris l’avis des « sulbalternes » et qu’elle n’en tient pas compte. Un numu (forgeron) tient à ce que ses lignées portent de savoirs et de savoirs faires, d’habitudes et de sagesses. Endosser le statut de « horon de la République » ne se fait pas sans réticence ni débat. L’ émancipation féminine est confrontée à des interrogations du même ordre. Ces débats même sont passionnants car ils plongent au cœur du système institutionnel ancien et mobilisent les esprits pour lui donner une postérité habitable, clef de la construction d’instances intériorisables représentant vraiment l’intérêt général.

Mais cette fermentation lexicale peine à briser le ronronnement politique d’une démocratie d’apparat à qui la langue officielle, étrangère au peuple, sert de langage chiffré. User abondamment des notions qui plaisent au maître occidental tout en privant les « citoyens » des ferments qu’elles contiennent, c’est faire coup double. Sans d’ailleurs que cette duplicité reflète nécessairement le machiavélisme de ceux qui la pratiquent. Le dressage colonial et les vertigineux déséquilibres de développement ont fait du « rattrapage » et de l’imitation comme une seconde nature, et sans une hauteur de vue inhabituelle, la pente naturelle est de « bien faire », de rendre une dissertation susceptible de décrocher la moyenne. « Citoyenneté » donne des points. « Horonya » est risqué.

Un jeu passionnant

Ce type de prises de conscience est souvent le point de départ d’innovations lexicales, d’analyses politiques, de propositions institutionnelles qui toutes vont dans le sens d’une réincorporation de la pensée politique et civique, d’une dynamique démocratique retrouvée. C’est aussi un jeu passionnant, dans des civilisations qui croient au verbe et où les conversations se vivent comme des joutes rhétoriques pleines de rebondissements et de bons mots. Enfin, les quelques sondages faits dans des bassins linguistiques très différents révèlent que les enjeux portés par le Parlement des mots sont sans doute analogues pour la plupart des peuples d’Afrique.  On attend beaucoup de l’expérience camerounaise et on espère la contagion.

[1] Editions La Sahélienne, Bamako 2016. Banyengo désigne un vice qui est en quelque sorte l’exact inverse de la horonya, l’anti-citoyen.

4 réflexions sur “LE PARLEMENT DES MOTS 1er épisode au Cameroun

  1. Pingback: DESUNIVERSALISER L’ETAT – « Privé  et « public  vus d’Afrique | «jlsagotduvauroux

  2. Pingback: Guerre au Sahel – SORTIR DE L’IMPUISSANCE | jlsagotduvauroux

Laisser un commentaire