(2) MACRON-TSIPRAS, MÊME DEBAT ? – Quoi après la fin de l’histoire unique ?

 

Macron consentant, Tsipras réticent prennent ou prendront l’un et l’autre des mesures dictées par l’ordre actuel des choses. Mélenchon, si sa France insoumise l’avait emportée, aurait été confronté à la même poix. Cela signifie-t-il que l’action politique transformatrice est vouée à l’échec et à la dépression ? Après « Le discours que n’a pas prononcé Jean-Luc Mélenchon » et une première réflexion sur l’étrange paradoxe qui rapproche le président français et le premier ministre grec (également dans ce blog), en voici une nouvelle étape. Objectif : débroussailler nos esprits de représentations périmées qui entravent l’efficacité de l’action politique émancipatrice.
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Nos esprits sont hantés par l’idée qu’il existerait « une » histoire,   vecteur unique tendu vers le progrès, parfois cahotant, chaotique, mais gradué et lisible. Les institutions engendrées par l’histoire politique de l’Occident – l’Etat territorial administré, puis l’Etat-Nation, puis l’Etat représentatif assimilé à « la » démocratie – seraient la forme accomplie du gouvernement des sociétés, quelles qu’elles soient, où qu’elles vivent. L’emprise progressive de la pensée déductive, analytique, rationaliste à qui l’on doit l’extraordinaire essor des sciences et des techniques impulsé depuis cinq siècles dans un affrontement victorieux avec les croyances en place tracerait « le » vecteur progressif de la connaissance. L’efficacité économique pensée comme la capacité à accumuler le plus possible de richesses marchandes et le plus rapidement possible, l’obsession de cette croissance-là électrisée par l’appétit sans fin d’un consumérisme universellement répandu et savamment encouragé seraient l’ultime barème « sérieux » des politiques publiques.

Même la (re)production du champ symbolique, et tout ce qui s’est représenté dans l’histoire unique sous le paradigme de l’art, n’échappe pas à cette vectorisation. Difficile de dire que la Joconde est « plus » que la Vénus de Milo ou que le penseur de Rodin « pèse » davantage que le David de Michel Ange. Pourtant, même dans ce champ, la toise de l’histoire unique ne lâche rien. Ce monde de singularités et de poésie sur lequel le jugement quantitatif semble ne pas avoir de prise est relu et en partie conformé par l’histoire unique et vectorielle. La séquence Delacroix-Manet-Monet-Cézanne-Picasso-Malevitch-Duchamp se lit comme un affranchissement progressif de la représentation. Qu’elle est aussi. La séquence Palestrina-Monteverdi-Bach-Beethoven-Wagner-Debussy-Schoenberg se lit comme une ouverture progressive des règles de l’harmonie. Qu’elle est aussi. Lecture performative souvent assez éloignée de ce que vivent les artistes eux-mêmes, mais qui déclasse ce qui n’entre pas dans la danse, arts « premiers » ou « naïfs » chassés de l’histoire pour non alignement sur le vecteur unique.

L’unification fantasmée du temps humain n’est pas une simple rêverie idéologique. Elle accompagne et surligne une autre unification, la conquête militaire de l’espace humain, notre planète, par quelques nations d’Europe. Cinq cents ans d’une guerre mondiale (autrement plus « mondiale » que les guerres intra-occidentales du XXe siècle) qu’inaugurent dès le XVe siècle le ravage des civilisations amérindiennes, puis la déportation des Africains transformés en marchandises, puis le partage du monde à Berlin, en 1878, conflit aujourd’hui redoublé, verrouillé dans l’ordre économique par la suprématie globale des injonctions du capitalisme financiarisé sur les lois humaines.

Trois séismes en cours

Trois séismes aux conséquences encore imprédictibles mettent fin, dans la période que nous vivons, au cycle de la modernité impériale, autre nom de l’histoire unique.

Premier séisme : la crise écologique, fille de la boulimie marchande, entrouvre la perspective d’une fin apocalyptique de toute histoire humaine.

Second séisme : la domination occidentale sur la planète agonise. L’ordre instauré se défait, ici peu à peu, là par secousses. La Chine, l’Inde, le Japon ne reçoivent plus d’ordres. L’Amérique latine s’affranchit. L’Afrique jouit d’une indépendance encore en partie formelle, mais à laquelle son poids démographique et les richesses qu’elle recèle donnent de réelles perspectives. C’est cependant sur cette terre que, presqu’inaperçues, se livrent aujourd’hui les guerres les plus dévastatrices. Désordres. L’Arabie Saoudite parvient à se faire élire par l’ONU à sa « Commission de la condition de la femme ». C’est un clown menaçant qui désormais dirige la plus grande puissance militaire de l’Occident. Cette subduction tellurique se déroule jusqu’à présent de façon relativement pacifique (par comparaison, souvenons-nous qu’il y a exactement cent ans, la guerre de 14-18 tuait vingt mille personnes par jour). Mais des éclats de violence ponctuent néanmoins les lignes de fracture et en rappellent la dangerosité potentielle. Les guerres du Golfe ou les attentats djihadistes en sont les meurtrières fumeroles.

Troisième séisme : au règne de l’argent-roi se substituent désormais les délires de l’argent-fou. Les chiffres perdent toute signification. Dix foyers possèdent une fortune équivalente au patrimoine des trois milliards et demi d’humains les moins fortunés. Un tableau de Basquiat vient de se vendre cent dix millions de dollars. Des acheteurs si riches que l’argent a pour eux perdu toute signification s’offrent « à tout prix » des parcelles de vignobles français prestigieux comme un collectionneur névrotique acquiert sans compter un bibelot que sa folie convoite. Ils rongent ainsi la possibilité même d’un commerce rationnel et le tsunami financier porte paradoxalement la ruine de ce secteur, comme de beaucoup d’autres. Une bouteille de Romanée-Conti, grand crû des vins de Bourgogne, placée dans un coffre-fort des Galeries Lafayette, est mise en vente à vingt-deux mille cinq cents euros. Ce grand n’importe quoi est alimenté par la spéculation sur des « produits financiers » de plus en plus abstraits, jeu de société auquel se livre une poignée d’individus (et leurs servants) incapables de même imaginer en quels plaisirs concrets convertir l’avalanche de zéros qui encombrent leurs relevés de banque. Possesseurs possédés par leurs possessions. C’est un peu comme dans ces films de science-fiction où les robots faits de main d’homme finissent par prendre le pouvoir sur leurs pygmalions, fictions dont on se demande si elles ne sont pas la métaphore inconsciente des nouvelles puissances financières. Pour maintenir debout le château de carte, on nous dit qu’il faudrait rogner sur les dépenses qui font vivre nos grandes inventions de solidarité, sécurité sociale, services publics, écoles, hôpitaux, institutions culturelles, alors même que jamais la France ni globalement le monde, en croissance continue, n’ont été aussi pleins de richesse marchande. Bulles, bulles, bulles… Monstrueuse fragilité. Vecteur fou.

Ces trois séismes en cours, les soubresauts de la modernité impériale agonisante engloutissent tous les anciens repères, mimétiquement accordés à la figure vectorielle et graduée de l’histoire unique. Entre le propriétaire d’une 4/4 pétaradant dans les rues d’une métropole et l’ami des légumes verts retiré dans un village abandonné de la Drôme, à qui le progressomètre donne-t-il la meilleure note ? Il y a un siècle déjà, Picasso découvre que par des chemins tout autres que ceux d’Occident qui l’ont intronisé artiste, les bois sacrés d’Afrique lui présentent des figures animées d’un regard tubulaire aussi criant de vérité qu’éloigné de la ressemblance. Il a l’énergie d’en ressentir le fort hypnotisme, l’audace d’en reprendre la puissante annonce. Comment ensuite continuer à hiérarchiser les différentes lignées de la pensée humaine et pourquoi dès lors inviter les « retardataires » à « rattraper » la pointe du vecteur ?

L’action politique émancipatrice sans le vecteur de la modernité impériale

Mais puisque cette réflexion a pour objectif d’éclairer notre façon de faire de la politique, mettons la focale sur les repères « progressistes » de la gauche, eux qui séparent Tsipras de Macron sans pourtant éviter que l’un et l’autre mettent en œuvre bon gré mal gré le programme d’austérité dictée par le libéralisme : faire cracher aux plus fragiles ce que les plus solides refusent de lâcher. Dans la configuration de l’histoire unique, la grande différence entre la gauche et la droite tient en une étape de plus ou de moins sur le vecteur du progrès. La droite libéraliste considère que toute la liberté possible est atteinte avec la libre entreprise, le libre marché, l’Etat représentatif administré, la consommation et la croissance du PIB comme clefs du bien être, l’universalité du modèle occidental. Fin de l’histoire. La gauche antilibéraliste considère, elle, que l’ADN de l’histoire unique permet d’envisager une étape supplémentaire, figurée à l’extrême par quelques belles utopies du mouvement communiste occidental des XIXe et XXe siècle : dépérissement de l’Etat au profit de la libre association, abolition du salariat et fin de l’activité contrainte, accès solidaire aux richesses produites selon la maxime « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », égalité des peuples, internationalisme, le tout étant déterminé « en dernière instance » par l’appropriation collective des moyens de production. Re-fin de l’histoire, mais le coup d’après. Ça n’a pas marché. Encore que…

La loi française dite « de 1901 » ouvrant un large droit d’association, c’est la conduite d’une multitude d’activités sans le surplomb d’une autorité placée « au dessus de la société », pour reprendre la juste description de l’Etat administré, fût-il représentatif, que proposent les penseurs marxistes. En France, le capital est contraint d’accepter que plus de la moitié de la richesse marchande produite soit gérée en dehors de son « droit de propriété » : comptes publics et sociaux, économie mutualiste, coopératives, associations, etc. On parle de « diminution du temps de travail », mais on pourrait autant dire « augmentation du temps de libre activité », c’est à dire mise en œuvre partielle de l’abolition du salariat. L’assurance maladie, c’est « de chacun selon ses capacités de cotisation, à chacun selon ses besoins de santé ». Et à part Mayotte et la Réunion, plutôt consentantes, la France n’a plus de possessions en Afrique. Plusieurs histoires en même temps ? Le sculpteur du bois sacré en débat avec le peintre de Montparnasse ? L’invention de gratuités nouvelles – transports publics, cantines scolaires, funérailles – dans le dos de l’argent fou ? L’histoire du diesel et celle de l’énergie solaire ? L’alignement, mais aussi la conversation ?

Une injonction profondément ancrée dans la génétique de l’histoire unique joue les anticorps et déconsidère obstinément ces morceaux d’utopie sociale et politique. Tant que le basculement global dans la nouvelle étape n’est pas opéré, leurs bienfaits pourtant si concrètement vécus apparaissent comme irrémédiablement contaminés par les vices su systèmes. Combien de fois avons-nous entendu, durant la campagne présidentielle de 2017, la société française représentée comme un enfer. « Pas d’îlots de socialisme dans une société capitaliste » disaient les communistes du siècle dernier. Pas de niches pour des histoires singulières sous la ruée de l’histoire unique. Pas de bonheurs particuliers sous le malheur des temps. Les joyeux n’ont pas raison. Puis mobilisation. Révolution. Rédemption. Félicité globale. Les malheureux ont tort. Ce dogme « totalitaire » se conformait à l’imaginaire vectoriel, masculin, impérial de l’action politique sous le règne de l’histoire unique, imaginaire appelant le coït révolutionnaire après lequel le vecteur pourrait s’assoupir avec le sentiment du devoir accompli. Il y avait aussi de ça, un peu de cette foi dans le basculement global, en moins grandiose il est vrai, dans l’immense liesse douchée d’une pluie drue qui en mai 1981 aspira dans la rue des dizaines de milliers de Parisiens, dont j’étais, quand fut annoncé le succès électoral de François Mitterrand et du « Programme commun ». Un peu de ça, le soir où François Hollande l’emporta sur Nicolas Sarkozy. Moins quand même. Un peu de ça, à l’inverse, dans le peine-à-jouir de ses cinq ans de présidence.

Un peu de ça dans l’inclination que nous avons à considérer Tsipras comme un vendu quand il baisse le montant des retraites. Un peu de ça dans la moue de Mélenchon après qu’il ait contribué à hisser la gauche de gauche à un score historique, mais non décisif. Décisif ? Un peu de ça dans le signe d’égalité parfois placé durant la campagne présidentielle entre Macron et Le Pen.

Et si la nostalgie des repères effondrés de l’histoire unique nous empêchait de discerner les germes du nouveau monde et d’en prendre soin ?

A suivre…

4 réflexions sur “(2) MACRON-TSIPRAS, MÊME DEBAT ? – Quoi après la fin de l’histoire unique ?

  1. A reblogué ceci sur Curation exclusivement en françaiset a ajouté:
    «Pour maintenir debout le château de carte, on nous dit qu’il faudrait rogner sur les dépenses qui font vivre nos grandes inventions de solidarité, sécurité sociale, services publics, écoles, hôpitaux, institutions culturelles, alors même que jamais la France ni globalement le monde, en croissance continue, n’ont été aussi pleins de richesse marchande. Bulles, bulles, bulles… Monstrueuse fragilité. Vecteur fou.»

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