PUBLICITE, GAITE, OBESITE

Texte écrit en 2004 pour le quotidien L’Humanité

« Au temps de la vache folle, les grandes chaînes de restauration carnée disposaient d’un budget publicitaire pour nous mettre en appétit devant des rumsteacks aux farines de cadavres. Pas les éleveurs du Sahel qui produisent pourtant une des meilleures viandes du monde. Dans le monde où nous vivons, ici et là n’ont pas le même statut sous le rapport du budget publicitaire. »

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Grosse actualité sur le front de la publicité. La loi française jugeait jusqu’à présent que la bonne façon d’informer les téléspectateurs sur les films ou sur les livres était l’information plutôt que la publicité. La Commission européenne vient d’y lire une insupportable atteinte à la liberté de bonimenter et la France est sommée de se plier à cet avis. On a vu, cet été, le groupe UMP du Sénat batailler ferme pour qu’on ne touche pas au droit inaliénable du capital investi dans les industries agroalimentaires à bourrer le crâne de nos enfants menacés d’obésité. Et puis il y a cette ahurissante confession de Patrick Le Lay, PDG de TF1, qu’il est bon de reprendre et reprendre encore : « Nos émissions ont pour vocation de rendre (le cerveau humain) disponible, c’est à dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Mais curieusement, c’est sous la plume de Robert Redeker, philosophe souvent publié par L’Humanité, que j’ai lu ce printemps, sous le titre « L’anti-publicité, ou la haine de la gaîté » (Le Monde, 11-12 avril 2004), l’argumentaire pro-publicité le plus complet.

La publicité serait le moyen de nous informer sur les produits qui sortent ? Moi, voyez-vous, quand j’achète une voiture ou une machine à laver, je ne fais pas confiance à la publicité pour m’informer sur leurs qualités. Je me renseigne ailleurs. Par contre, j’avoue que pour les achats moins importants, je suis davantage sous influence. Mais je n’y vois pas un progrès et il me semble que je n’y perdrais pas si avec le centième de l’argent dépensé en publicités, je bénéficiais d’une information indépendante et objective sur les avantages et les défauts de ce que j’achète.

La publicité transporterait à travers le monde l’image des marchandises fabriquées ici ou là, nous ouvrant tous à la mondialité ? Rappelons tout de même que cette ouverture au monde dépend mécaniquement des budgets publicitaires. Au temps de la vache folle, les grandes chaînes de restauration carnée disposaient d’un budget publicitaire pour nous mettre en appétit devant des rumsteacks aux farines de cadavres. Pas les éleveurs du Sahel qui produisent pourtant une des meilleures viandes du monde. Dans le monde où nous vivons, ici et n’ont pas le même statut sous le rapport du budget publicitaire

La publicité mondialise, décloisonne, relie ? Alors ça, non ! Je ne suis pas relié à un Japonais quand il boit en solitaire le même coca que moi. Je le suis bien plus quand je découvre, par bouche-à-oreille, l’existence des sushi ou qu’un Nippon gourmand ouvre une bonne bouteille de vin du Jura dont il aura connu l’existence non par la publicité, mais à travers l’article d’un journaliste gastronome.

La publicité relancerait le désir ? Oui, c’est son but. Mais dans une configuration dévastatrice. Contrairement aux pulsions animales, le désir humain se construit en se symbolisant, en élaborant un obstacle-passerelle, le sens, qui permettra d’accéder aux formes humaines de la jouissance. On n’est pas des lapins. Le principe même de la publicité est d’exciter le désir dans sa forme la plus générale, la plus interchangeable, la plus désymbolisée, la plus purement quantitative, c’est à dire la plus obstinément frustrante. Contrairement à une croyance libérale répandue, la publicité n’est pas faite pour que les marchandises circulent. La Chine fait venir son pétrole de l’autre bout du monde sans aucune incitation publicitaire. La publicité est faite pour que les marchandises circulent encore plus vite ou si l’on veut, plus vite que de besoin. Elle est le virus d’une maladie du désir désormais épidémique dans les pays les plus colorés par la gaîté publicitaire : l’obésité. Elle est la matrice d’une frustration structurelle qui détourne nos enfants des joies de l’action collective et les jette dans l’éreintante guerre des marques à laquelle la légèreté de notre génération les a prédestinés.

L’anti-publicité mènerait la guerre contre les images et les corps ? Admettons. Mais alors je propose une alternative. Au lieu de la publicité et avec le même argent, offrons les espaces qu’elle recouvre aux artistes, aux créateurs, aux photographes-auteurs, à la libre expression, aux femmes (et aux hommes) qui aiment le corps des hommes et qui ont envie de le chanter sans en faire un instrument pour la vente, aux hommes (et aux femmes) qui aiment le corps des femmes, et même à ceux qui en ont peur, ce qui va souvent ensemble. Moi, les nus de Maillol ou les bites de Quarez m’en disent plus que figures répétitives du désir tarifé qui égayent les abri-bus.

Nous vivons un moment d’une importance proprement bouleversante : la production des signes et du langage est en train de devenir le principal gisement mondial de profit capitaliste. Les « biens culturels » sont déjà le second poste d’exportation des USA. De la même manière que pour le médicament, ou la nourriture, ou les presse-purée, les signes et le langage produits sous le régime du profit maximum ne sont plus jugés d’abord sur leur usage, mais d’abord sur leur capacité à maximiser le profit. D’abord les pilules amincissantes, ensuite et peut-être jamais le vaccin contre le paludisme. D’abord l’audimat, ensuite et peut-être jamais le sens de la vie.

Or les signes et le langage sont un bien commun constitué de telle sorte que leur privatisation en dissout l’usage. Si je m’adresse à toi avec un taux de profit derrière la tête, un doute dévastateur s’installe entre nous. Il nous devient impossible de démêler le vrai du faux. Il nous devient impossible de nous parler en êtres humains. Et nous ne croyons plus en rien parce que les mots et les signes faits pour la rencontre ont été empoisonnés par le soupçon. Tout devient alors sujet non pas de gaîté, mais de dérision. Une désymbolisation désastreuse menace de ruiner notre confiance vitale dans les signes, le langage et la communication. Et nous le savons tous, en l’absence de langages et de symboles fiables autour desquels se rencontrer, il ne reste que la violence des coups. N’y a-t-il pas quelques signes montrant que ça menace ? Et l’hégémonie du système publicitaire n’a-t-elle pas quelque chose à voir avec cette menace où toute joie possible se trouve engloutie par « l’insoutenable légéreté de l’être » dont parlait déjà Kundera ? Un effondrement de la parole où les mensonges à mourir de rire se payent la tête du gai savoir, puis lui font la peau.

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