JE NE SUIS PAS TIDIANI

Tous ceux qui aiment et connaissent Tidiani Ndiaye, magnifique danseur et chorégraphe malien installé en France, ont suivi avec angoisse la polémique rageuse qui l’a environné en début février 2020. Ces échanges furieux révèlent des traumatismes que ses amis connaissaient ou soupçonnaient, mais emportent comme un typhon les frontières protectrices de la confidentialité. La communauté artistique du Mali, les danseurs surtout, y ont vu un révélateur des dysfonctionnements d’une vie artistique africaine toujours lourdement tordue par les déséquilibres hérités de la domination occidentale sur le reste du monde. Qudus Onikeku, danseur et penseur nigérian de haute volée, a saisi l’occasion pour développer cette idée dans un texte important dont je donne une traduction française à la fin de cet article (l’original est en anglais). Cher Tidiani, je réserve aux conversations amicales et privées ce qui ressortit d’elles en espérant que la force de l’amitié te reviendra. La solidarité des danseurs avec qui tu as appris et exercé cet art s’est exprimé dans un beau slogan : JE SUIS TIDIANI. Je le prends ici à revers pour explorer une tâche historique et complexe : rendre compte du profond déséquilibre identitaire qui est une des origines de ces souffrances, ne pas faire comme si ce déséquilibre n’existait pas. Et comme dans ce jeu de rôle imposé par l’histoire, j’ai été prédisposé par ma naissance à me glisser dans le costume de l’identité dominante, mâle blanc des classes moyennes et supérieures, le dépassement de ce déséquilibre ne se pose pas pour moi comme pour toi. L’objectif est le même, mais la voie est différente. Pour en rendre compte, je publie ici les premières pages de mon essai « On ne naît pas Noir, on le devient » (1), suivies du texte de l’ami Qudus. A chacune, à chacun d’en juger et éventuellement de s’en nourrir.

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Tidiani Ndiaye porté par Qudus Onikeku dans la pièce de danse We almost forgot

 

 

Harouna avait dix-huit ans. J’en avais vingt et un. J’enseignais le français au lycée Prosper-Kamara de Bamako, où il était élève. Il me posa un jour une question qui m’étonna fort : « Pourquoi, nous, les Noirs, ne restons-nous pas Blancs ? » Je ne compris pas d’abord ce qu’il voulait dire. J’ignorais à cette époque qu’au sortir du ventre de leur mère, les enfants naissent tous « blancs », c’est-à-dire dans une gamme de couleur allant du gris-rose au rose brique, voire au violacé. Mais la question d’Harouna n’était pas d’ordre physiologique. Son interrogation ne portait pas d’abord sur les mécanismes biologiques qui, dans les premiers jours de l’existence, assombrissent la peau du petit Africain tandis qu’ils laissent plus ou moins le nourrisson Blanc dans sa roseur initiale. Il nous fallut donc un peu de temps avant de tout simplement nous comprendre, puis élucider la question souterraine qui taraudait le jeune homme : Pourquoi Dieu nous a-t-il fait ça, à nous, les Noirs, alors qu’il lui eût été si simple de nous garder à tous la peau claire et d’éviter ainsi cette sourde malédiction liée à une couleur presque partout synonyme de position subalterne ?

La question était lourde. Brutale. Sans réponse claire. Brutale pour moi, jeune Blanc découvrant l’Afrique sans enjeu biographique particulier, c’est-à-dire sans vocation particulière à me confronter à des questions dont tout m’indiquait qu’elles ne me concernaient pas, sinon à titre documentaire. La question me disait brutalement qu’Harouna et moi étions placés, que nous le voulions ou non, de part et d’autre d’un signe de grande portée. Les effets produits par le fléchage des couleurs pouvaient sans doute être dépassés, mais non pas effacés.

Il marquait lourdement nos postures et nos représentations, nos complexes, notre capacité à agir, à comprendre, à nouer des liens ou à développer des conflits.

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Pour paraphraser la célèbre affirmation de Simone de Beauvoir dans « Le deuxième sexe », Harouna me disait, se disait à lui-même : on ne naît pas Noir, on le devient. Dans notre conversation bamakoise, il évoquait un pur phénomène physiologique, même si, en creux, il le référait déjà à l’histoire de domination vécue par l’Afrique. Mais son interrogation miroitait comme une métaphore susceptible d’éclairer les processus à travers lesquels se bâtit l’image de soi, cette « identité noire » construite depuis des siècles dans le rapport à l’autre, le Blanc, et dans un rapport que les violences de l’histoire humaine ont durablement fait basculer dans le déséquilibre.

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Pas de ponts dans les dunes

Quand Harouna m’avait posé sa question, ma réaction spontanée avait été de la refouler, trouvant dans mon histoire chrétienne et dans mes convictions antiracistes un vigoureux appareil de dénégation. N’étions-nous pas tous égaux, tous membres de la race humaine, tous engagés dans les affrontements de classes ou de nations d’où allait sortir un monde réconcilié peuplé d’hommes nouveaux ? La couleur de la peau ? Question superficielle, sans importance, immédiatement surmontable au nom du sang qui coule dans nos veines et qui pour tous est rouge, au nom de l’esprit qui l’emporte sur le corps, au nom de tout le fatras d’évidences qui pouvaient habiter l’âme d’un jeune Blanc ami du genre humain. Pour tout dire, je trouvai l’interrogation d’Harouna saugrenue, un peu dérisoire, enfantine, en tout cas sans grande perspective et je la pris de haut. Je raconte cette réaction spontanée parce que je lui vois une parenté avec l’extrême difficulté qu’éprouve aujourd’hui notre République post-coloniale à aborder de front les phénomènes que provoquent la représentation commune du « Noir », à aborder de front le mot même. Question indiscrète, presque obscène. Question qu’un bon républicain ne devrait même pas se poser. Question que tout l’arc politique euphémise en permanence. Permanente euphémisation du mot « Noir » dans le discours politique. Permanente impasse faite sur la réalité portée par le mot « Noir ». Impasse souvent empruntée au nom de l’égalité, de l’universalisme, de l’unité républicaine. Question gênante.

Harouna et moi nouâmes rapidement une vive amitié qui dure toujours. Pendant des années, je suis allé passer mes vacances d’été chez son père, qui était éleveur dans cette partie nord du Mali où le fleuve Niger touche aux sables sahariens, coupant leur austère géométrie d’un bandeau d’herbes et d’eau qu’on n’oublie pas quand on l’a vu. À cette époque, qui n’est pas si lointaine, les Maliens n’avaient pas besoin de visa pour voyager en France, sans que d’ailleurs cela provoquât la ruée dont on nous menace aujourd’hui. La réciproque était donc possible. Harouna fit plusieurs séjours dans ma famille.

Paris aussi a son fleuve. Devant le somptueux paysage qu’offre la capitale française quand on l’observe depuis la passerelle des Arts, mon ami me fit remarquer le contraste avec l’immense Niger, qui de sa source dans les montagnes du Fouta Djalon, jusqu’à son embouchure dans le golfe de Guinée, franchit sans doute moins de ponts qu’il ne s’en donnait à voir ici d’un seul coup d’œil. Pour le consoler, je lui servis ma soupe progressiste. Il me répondit en maudissant les rois anciens de l’Afrique pour leur inefficacité, leur amour immodéré des plaisirs et leur vantardise. Il loua l’industrie des nôtres. Il n’aurait pas fallu que Robespierre ou l’abbé Grégoire l’entendissent.

Les remarques d’Harouna montaient en lui comme des évidences. Il les formulait en dépit d’un fort désir que le monde fût autrement. Mais il revenait, entêté, à la brutalité des faits, refusant de se payer de mots au nom des grands principes. Harouna est aujourd’hui professeur de nutrition animale à l’université du Minnesota (USA). Missionné par le gouvernement fédéral des Etats Unis d’Amérique pour former aux nouvelles technologies les paysans du Middle West, il fut d’abord mal reçu. Il ne semblait pas aux éleveurs américains qu’un Malien, dont le pays n’avait « pas fait ses preuves », pût être bien efficace dans un tel emploi. Puis ses conseils sauvèrent de la faillite l’exploitation d’une agricultrice respectée et il fut dès lors recherché pour sa science.

Ces anecdotes, somme toute banales, mais récurrentes, nous rappelaient à l’un et à l’autre que notre amitié, si elle voulait toucher à une certaine vérité, s’approfondir et durer, devrait surmonter une situation à laquelle nous ne pouvions rien : le lourd déséquilibre qui marque les rapports entre ce qu’on appellera pour l’instant et par commodité de langage l’identité blanche et l’identité noire. De ce point de vue, nous n’étions pas du même côté. Pour Harouna, impossible de zapper les innombrables signes de la domination blanche et de la gloire européenne. Il fallait qu’il s’y affronte, qu’il en affronte le cuisant inconfort identitaire. Pour les dépasser, les incantations anticolonialistes ne suffiraient pas et il ne pourrait s’éviter le travail intime sur le sens de ces signes. Moi, je leur réglais leur compte en trois coups de cuiller à pot, sans même soupçonner que mon aisance égalitariste tenait justement à ma position dominante. De là où j’étais assis, qu’il y ait ou non des ponts dans les dunes, c’était bien égal et la poésie suffisait. Pour Harouna, ce n’était pas tout à fait le même enjeu.

Cependant, en dépit de mes puissants airbags identitaires, il avait bien fallu qu’un jour, moi aussi, je me misse au travail.

Comment devenir un « bon Blanc »

Mon engagement dans le système scolaire malien aurait dû se faire comme « VSN » (Volontaire du service national), formule de substitution qui s’offrait aux jeunes diplômés en âge d’entrer sous les drapeaux. On disait alors : faire sa coopération. Mais un accident de vélomoteur me fit juger inapte au service armé. Réformé ! Comme je souhaitais néanmoins prendre du champ pour « faire le point », je m’arrangeai pour trouver un engagement sur place, un contrat local. Cela impliquait un salaire local légèrement amélioré, mais insuffisant néanmoins pour vivre sur le même pied que mes collègues « VSN ». Et comme je ne souhaitais pas rester enfermé dans le lycée où l’on m’avait d’abord proposé une chambre, je pris en ville une petite location où je m’installai avec Harouna, dont la famille était à mille cinq cent kilomètres de Bamako, et Adboulaye, un ami commun qui étudiait la philosophie à l’Ecole normale supérieure. Nous partagions la cour sur laquelle donnait notre logis avec deux autres familles, ce qui faisait beaucoup de monde (pour désigner les « concessions » surpeuplées, on disait à l’époque « c’est une Chine pop », en allusion au pullulement des Chinois !) Il y avait aussi une chambre isolée qui abritait suivant les périodes femmes légères ou marabouts et qui nous amenait dans les deux cas de pittoresques visiteurs. Nous avions l’eau courante, mais pas l’électricité. Notre voisine, épouse rurale d’un fonctionnaire absent, nous préparait à manger en même temps que pour sa famille : riz en sauce à midi, couscous de mil pour dîner.

Le pays était ces années-là frappé par une disette meurtrière. Notre petite communauté mangeait heureusement à sa faim, mais le mil qu’on trouvait sur le marché – du fourrage fourni par la coopération américaine – était rouge et d’un goût médiocre. Au moins alimentait-il d’interminables conversations sur le malheur des temps et les ruses de l’impérialisme. Je maigrissais. Dans notre cour, la langue française était à la portion congrue et je dus me mettre tant bien que mal au bamanan, idiome le plus parlé du Mali. J’avais vingt ans. Je découvrais la vie le nez collé sur le défilement des jours. C’était intense et peu propice à la prise de distance.

Sauf que mon mode de vie, classiquement bamakois, était malgré tout relativement insolite… pour un Blanc. Et ça, j’étais contraint de m’en rendre compte parce que ça me valait des compliments ! Manger à la main, parler bamanan, prendre le thé, chercher dans la nuit du pétrole pour la lampe, partager les soucis du voisinage, sourire aux visites impromptues, toutes les banalités de la vie quotidienne pouvaient donner prétexte à des commentaires élogieux… parce que j’étais un Blanc. Évidemment, pour l’ego, c’est délicieux et je barbotai quelque mois dans ce sirop sans trop me poser de questions. Mon chemin de Damas fut le goudron défoncé qui descendait du lycée Prosper-Kamara vers la rue du quartier d’Hamdallaye où je logeais. J’étais à mobylette. Je ne sais pourquoi le mensonge de ma situation, son ridicule m’apparurent ce jour-là comme un flash et me remplirent de confusion. Ce qui me valait tant de compliments et flattait si fort mon ego, c’était tout simplement que je vivais de façon à peu près normale, comme on vivait normalement à Bamako quand on était comme moi un enseignant normal. Les compliments ne complimentaient rien de spécialement étonnant, ni de prestigieux, ni de moralement supérieur. Harouna et Abdoulaye vivaient de la même vie et partageaient les mêmes gestes, sans s’attirer la moindre admiration. L’admiration allait au fait que je sois Blanc. Un Blanc vivant comme tout le monde. Et ce n’était même pas vrai, parce que je conservais de toute façon le filet de sécurité sanitaire offert à tout expatrié en cas de grave pépin. Parce que j’avais apporté des livres qu’un autre enseignant débutant n’aurait jamais eu les moyens de réunir. Parce que ne pesait pas sur moi comme sur la plupart des autres salariés normaux la responsabilité d’une nombreuse famille, etc., etc.

Cette « illumination » somme toute assez naïve m’ouvrait un abîme sous les pieds. Je découvrais, tapie à l’intérieur de moi-même et des autres, une formidable machine, une machine en apparence invincible à tordre les relations humaines, à tordre la vérité, la simplicité des relations humaines. Je croyais benoîtement avoir établi des liens de bon aloi, sans acception des couleurs, des relations jouant à saute-mouton avec l’affreuse histoire de l’oppression blanche sur l’Afrique. J’en avais sincèrement éprouvé le délicieux plaisir. J’en étais fier. Je commençais à en déduire quelques conclusions sur la nature des Maliens, « des gens épatants, formidables ». J’étais sûr d’être aimé pour moi-même. Patatras ! Sans le savoir, sans m’en rendre compte, avec la désinvolture que donne la naïveté, je m’étais laissé submerger par autre chose que moi-même, le Blanc en moi, un être générique, interchangeable, un type racial qui ne provoquait ce renvoi positif qu’en raison d’un déséquilibre historique entre Noirs et Blancs, entre Europe et Afrique, qu’en raison d’événements sans aucun rapport avec mon être intime. En bref, on m’admirait parce que certains de mes co-Blancs avaient été des ordures. Et dans ce déséquilibre dont j’avais cru forcer le destin, je n’avais été dans les faits qu’un pion ridicule.

Ce fut une découverte vexante mais salutaire. Je dépassais facilement ma confusion, sentiment narcissique assez vain du jeune homme mortifié de s’être laissé piéger. Je me forgeais une nouvelle conduite. D’abord, refuser le sentiment de culpabilité. Être un pion ridicule n’avait pas que des inconvénients. Ça disait aussi que je n’étais en rien coupable d’une situation de domination que je n’avais ni mise en œuvre, ni voulue, que d’ailleurs je piaffais de combattre, même si c’était avec bien des illusions. Deuxièmement, ne pas bouder mon plaisir quand on me féliciterait de mes efforts d’intégration à la société malienne. Après tout, tant mieux pour moi. Je n’avais pas demandé à naître Blanc. Et puis il y avait aussi de la simple curiosité dans ces remarques réflexes. Je m’efforcerais néanmoins à la lucidité. Quand je bénéficierais d’une louange pour mes fragiles connaissances en langue bamanan, je n’oublierais pas que le Malien vivant en France et parlant français est généralement considéré comme accomplissant sans mérite ce que chacun doit à l’ordre des choses. De cet effort de lucidité (toujours, toujours, toujours remis en cause par la force des habitudes), essayer de faire une force qui ouvre sur des relations plus immédiates, qui rogne les inévitables faux-semblants, qui contribue à dépasser les automatismes de la domination. Car si nous ne sommes pas coupables des saloperies commises par d’autres, nous sommes individuellement et collectivement responsables du monde que nous avons reçu, saloperies comprises.

 

LE POST DE QUDUS ONIKEKU

Le commerce et le processus de trafic de danseurs d’Afrique vers l’Europe et l’Amérique a longtemps été considéré comme une « formation » dans diverses nations du continent. Que les chorégraphes européens et américains se rendent sur ce lieu de vente pour acquérir des danseurs exotiques pour leur propre marché, c’était une pratique normale.

J’ai vu ces pratiques néocoloniales fonctionner de haut en bas. En fait, beaucoup considéraient ce commerce comme une noble mission, une autre façon de sauver les danseurs indigènes de leur cauchemar. Nous installons donc des jeunes garçons et filles sans méfiance dans une réalité qui dépasse de loin leurs capacités mentales s’ils n’ont pas une base et un rite de passage appropriés. Nous les voyons obtenir un visa pour ce que nous appelons « succès ».

Maintenant, nous voyons mieux.

C’était ce qui se passait en France, alors que j’envisageais de faire une pause dans ma carrière de danseur (entre 2006 et 2009), pour m’investir quelque temps dans les études. À cette époque, j’avais commencé à me désintéresser de la scène de la danse telle qu’elle se présentait à moi en France. Alors j’ai opté pour une école des arts du cirque, quelque chose qui m’exila du monde de la danse, vers lequel je construisais déjà une certaine forme de désappointement.

Pendant l’école, je me suis physiquement tenu à l’écart de la scène de la danse, alors que mes yeux étaient encore fixés sur elle. Pendant ces trois années d’école, j’ai pris mon temps pour à la fois étudier, analyser et élaborer des stratégies. J’ai quitté l’école et j’ai immédiatement fait mon retour avec une pièce solo intitulée « My exile is in my head », en 2010, et ce fut le début de mes nombreuses rébellions.

L’œuvre a reçu le prix du solo lors de ce qui était autrefois le Festival Danse l’Afrique danse, devenu la Biennale de la Danse – Dance Biennial in Africa. C’était au Mali, il y a dix ans, sous la direction artistique de Kettly Noel. On m’y a donné un micro, pour que je puisse faire un discours après la remise du prix. Si je peux résumer, ce que j’ai dit à l’époque était assez clair et sans grande ambiguïté : « Le changement est inévitable ».

Il était clair que je n’étais pas allé au Mali pour gagner le prix, mais pour détruire intentionnellement ce commerce et cette méthode spécifique qui consiste à traiter continuellement l’Afrique comme une sorte de marché noir des matières premières, où le pétrole brut est transformé en essence en France, où les pierres précieuses sauvages sont transformées en diamants en Belgique, où le coltan est transformé en téléphones portables aux États-Unis.

Je n’étais pas d’accord avec tout cela, non pas que j’aie une autre utilisation de ces ressources naturelles, mais je m’inquiétais surtout du genre de traitement et de regard qui continuait à se perpétuer dans ce genre de transactions, un genre qui était déjà arrivé à un point d’épuisement en Europe ou aux États-Unis, dans un Occident qui est à la recherche d’une saveur différente, quelque chose d’autre que lui-même, quelque chose, à travers lequel il continue à se parler comme quelque chose d’encore important. J’ai donc annulé toutes les tournées européennes qui venaient avec le prix, après avoir effectué la tournée africaine.

Beaucoup ont pensé que j’étais fou ou que je n’avais pas réfléchi à tous les autres danseurs qui venaient derrière moi. Ils étaient à juste titre furieux de mon acte distinctif de négation et d’abandon. Une décennie plus tard, moi-même et une poignée de visionnaires avons mis en place une biennale à Marrakech, un événement qui répond à une vision totalement différente, qui accorde une attention d’un genre nouveau aux besoins d’une nouvelle génération de créateurs de danse. Ce que j’avais fait une décennie plus tôt commençait à devenir plus clair.

Il ne s’agit pas d’une critique des générations qui ont précédé la mienne, mais plutôt d’une manière radicale de faire passer au niveau supérieur tout ce qu’elles ont fait pour nous. Je reconnais qu’elles ont fait tout ce qu’elles pouvaient et je dois leur montrer ma reconnaissance en trouvant un moyen de passer de ce qui est, à ce qui pourrait être. Mes désaccords avec elles ne sont pas un acte de blasphème, mais exercent peut-être une fonction du blasphème, le blasphème qui reconnait d’abord la réalité d’un Dieu tout-puissant, mais remet en question sa nature.

Ceux qui ont suivi sur facebook les épisodes de l’explosion émotionnelle déclenchée par Kettly Noel et Tidiani N’Diaye ont dû remarquer que ce qui se joue est précisément ce processus de blasphème. Comme beaucoup d’entre nous, Tidiane aime Kettly comme une aînée et une enseignante, mais cet amour s’exprime maintenant sous forme de déception et en raison de l’isolement et de la solitude qui assombrissent parfois les réalités de la jeunesse, il ne peut penser à rien d’autre qu’à Kettlye, imaginaire négatif qui est responsable de toute son incapacité à être et à être accepté, d’abord par lui-même, puis par la vie.

Tidiane sait qu’il doit écrire à Kettly tous les deux jours, une façon pour un fils d’avoir la double obligation de prendre des nouvelles de sa mère et de lui donner également des nouvelles, mais parce qu’il n’est pas dans un état de bonheur, il écrit son malheur, sa colère, sa déception, il crie son traumatisme, ses souvenirs tronqués luttent pour se souvenir, il les écrit tous dans des mains courtes incompréhensibles, en espérant que nous lirons tous entre les lignes et que nous viendrons tous à son secours, mais seul le silence vient en retour, le silence le renvoie aux côtés sombres de son esprit et son esprit le rassure en lui disant que nous sommes tous coupables

Tidiane se noie car il n’arrive pas à comprendre tout cela. Tidiane est le résultat de toutes les expériences, de tous les essais et erreurs d’une génération mal préparée, une victime de la façon dont les choses étaient auparavant. Il est l’agneau sacrificiel, le rat de laboratoire, il est la vérité qui émerge de tous les débats et désaccords passés, il est le point de transition qui est venu mettre un terme à la façon dont les choses étaient auparavant et le symbole d’une nouvelle génération de danseurs et de chorégraphes qui ne sera plus réduite au silence par la tyrannie d’une méthodologie violente, irresponsable, raciste et pédophile, soutenue par un financement international qui n’écoute que ses propres intérêts. Aujourd’hui, nous sommes tous Tidiane, car nous ne savons pas qui sera le prochain.

 

Couv ONNPN.jpg(1) On ne naît pas Noir, on le devient, (Albin Michel 2004, en poche dans la collection Points)

 

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