CETTE ETRANGE CRUAUTE QUI ACCOMPAGNE LE RACISME

Le lynchage du frère George Floyd, la sidérante placidité qu’expriment le visage et le corps du meurtrier durant l’interminable exécution de sa victime posent la question de cette forme spécifique de cruauté que la structuration raciste de nos sociétés, depuis l’invention de la race blanche et la conquête du monde par une poignée d’Etats européens, a rendue comme banale. « Détail de l’histoire » disait l’autre. Dans L’art est un faux dieu, essai qui vient de paraître, j’essaye de mettre en évidence le caractère structurel du suprématisme blanc issu des 500 ans de modernité impériale, son impact sur la culture et les comportements. En voici quelques paragraphes consacrées justement à la cruauté dont il s’accompagne.

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Cruauté politique

 » (Le sentiment que le racisme structurel sur lequel s’est construite la domination occidentale ne serait qu’un « détail de l’histoire ») a sa part dans les tragédies individuelles qui par milliers endeuillent l’émigration Sud-Nord et transforment la Méditerranée en cimetière marin. Face à cette situation, admettons momentanément et par hypothèse la crispation xénophobe qui conduit à fermer les frontières et à transformer l’Europe en ghetto pour riches (ou pour moins pauvres). Il est vraisemblable que de nombreuses personnes favorables à des politiques populistes tendraient la main à un enfant naufragé qui se noie devant elles et implore leur secours, même étranger, même Noir, même si c’est, lui ayant sauvé la vie, pour le remettre à la police des frontières. Mais ce qu’on voit, sans que cela fasse vraiment scandale, c’est l’alliance de libéraux bon teint et de ministres d’extrême droite pour organiser l’impossibilité méthodique du sauvetage en mer et la chasse aux bouées. Les navires, les bonnes âmes qui continuent à croire dans l’antique devoir d’assistance aux naufragés sont arraisonnés, parfois traduits en justice. Pas de salut pour ces empêcheurs d’impérialiser en rond dont la vie et la mort sont détails, anecdotes, images soumises à l’évaporation rapide. Les autorités qui prennent cette atroce responsabilité sont très souvent les mêmes qui donnent en surabondance des leçons de droits humains au monde entier, qui mobilisent toutes leurs administrations, leurs médias et parfois leurs armées quand un seul ou une seule des leurs est mis en situation critique dans un pays lointain. Effet de l’histoire « moderne » : la France a les moyens de ces sauvetages sélectifs ; pas le Mali.

 » Cette régression du sentiment moral fait froid dans le dos. Elle renvoie aux monstrueux mystères de la cruauté : la capacité à déposer tout sentiment humain et à se livrer contre les « autres » à des entreprises de déshumanisation spécifiques et sans nom, mystères qui excèdent la modernité impériale, mais trouvent en elle une chaudière toujours prête (dans ce texte, « modernité » est employé dans son sens technique de période historique née avec la Renaissance européenne et l’invasion des Amériques). Notons que cette pointe extrême de la déchéance morale comporte un étonnant paradoxe et, au bout de l’horreur, se retourne contre la « thèse » qui la meut.

 » En 1802, l’armée de la République française reçoit de Napoléon Bonaparte l’ordre de rétablir l’esclavage en Guadeloupe, où il avait été aboli en 1794 par décret de la Convention. La résistance est vive. Les insurgés, quand ils sont pris, sont placés nus dans des cages, les pieds et les mains attachés à des étriers. Entre les jambes des suppliciés, une lame qui toujours finit par les trancher. En public.

 » En 1904, l’armée coloniale prussienne qui occupe l’actuelle Namibie entreprend l’extermination des pasteurs Hereros et Namas. Le colonisateur allemand a la conviction qu’il s’agit de sous-hommes, mais sa compulsion rationaliste le presse d’en fournir les preuves. Décision est prise d’expédier en Allemagne les crânes des victimes. Les laboratoires de la civilisation sauront mesurer scientifiquement ce que suggère cette croyance. Pour que les crânes voyagent sans risque d’infection, on les fait scalper, dépecer, vider par les survivants. C’est presque toujours à des proches, à des parents qu’est ordonné d’arracher le visage, les yeux, la langue, le cerveau des leurs.

 » Cette forme de cruauté est proprement politique. Elle est une des expressions du racisme politique. Elle alimente les lynchages en tout genre et jusqu’au génocide nazi. Elle fait comme naturellement partie de l’arsenal de la modernité impériale, même si elle ne lui est pas réservée, car elle peut naître de toute situation dans laquelle un groupe humain est tenté de nier qu’il partage la même humanité avec l’ennemi du moment. A Bangui, capitale de la République Centrafricaine, quand la guerre civile y faisait rage, on pouvait croiser dans la rue un jeune homme, de confession chrétienne, qui n’avait pas vingt ans et qui s’était fait une spécialité de manger en public les restes de musulmans victimes de pogromes, puis d’en poster les images sur You Tube. Il se faisait appeler « chien méchant ». L’histoire de l’empire n’a fait que placer sous ses couleurs cette pulsion qui le précède et sans doute le suivra.

 » La cruauté puise son énergie à de nombreuses sources, qui souvent s’entrecroisent. La pulsion sadique peut se suffire à elle-même. Les tortionnaires qui supplicient leurs ennemis pour en tirer des renseignements n’ont pas besoin de les prendre pour des sous-hommes. Mais dans certaines situations, celles qui sont ici traitées, la cruauté nait du désir de rejeter, d’exécrer, d’excrémenter un ou une de ses semblables, de refuser cette similitude, de la rendre impossible : tu n’es pas mon semblable ; tu es en trop ; je t’exècre. Parole de chien méchant : Je vais te dévorer, te chier, et quand tu ne seras plus qu’un composé d’étron, qui dira qu’un nerf indélébile me rabaisse à ton niveau, toi le chien de musulman, moi le frère du Christ ?

 » Justement, les proies de ces chiens méchants ne sont pas des chiens, qui d’ailleurs ne susciteraient pas une telle rage. Elles restent obstinément leurs semblables. Les yeux de la proie ne sont pas les yeux d’un fox-terrier, ils n’ont pas le regard d’un hibou, ses insultes ou ses gémissements ou son silence ne miaulent pas mais parlent. Même les cadavres dépecés par l’homme-chien de Bangui témoignent contre lui de notre commune humanité. C’est contre cet entêtement de la similitude que s’acharne la rage, s’acharne et s’acharne.

 » Cette cruauté politique ne s’abat pas sur un héron, une tortue, la chair d’un coquillage. On n’est pas cruel contre une huitre. Elle s’abat avec frénésie sur ce nerf imperceptible, indélébile qui relie l’exécré à l’humanité de l’exécreur. Une rage spécifique pousse à fantasmer la déshumanité de la victime, à tenter de la produire, à ne pas y parvenir, à tenter encore, à pousser au delà de toute limite l’imagination du mal. Cette rage naît paradoxalement de l’indélébile persistance de l’humanité dans le corps supplicié, l’impossibilité de le faire « chose ». Ce que dévore « Chien méchant » n’est justement pas de la viande de chien.

 » Cette petite incursion dans l’horreur donne la mesure de la menace qui couve aujourd’hui sous la montée des populismes blancs et des extrêmes-droites. Le moment, l’événement que Jean-Marie Le Pen considère comme un détail est justement le paroxysme historique de cette horreur. « Détail » en regard de quel « essentiel » ? La glorieuse trajectoire de la suprématie blanche qui malgré l’accident de l’hitlérisme poursuivrait inaltérablement son destin civilisateur, se protégeant de la souillure, la repoussant ? Craignons les actes politiques qui reviennent à donner un coup de rame sur la tête de naufragés en détresse. Craignons de nous y habituer. Ce que ces situations portent en elles, le sentiment qu’il n’y aurait là qu’un « détail » dans la vie des peuples d’Europe est une menace ultime pour notre humanité à tous. Crime contre l’humanité. Paradoxe aussi. A terme, l’indélébile humanité du torturé condamne à l’impuissance la furieuse angoisse du tortureur.

La voix du blues est plus puissante que les prônes de Charles Lynch[1]. »

C’est mon visage
Je n’ai rien fait de grave
S’il vous plaît
S’il vous plaît
S’il vous plaît je ne peux plus respirer
S’il vous plaît
S’il vous plaît quelqu’un
S’il vous plaît
Je ne peux pas respirer
Je ne peux pas respirer
S’il vous plaît
(inaudible)
Peux plus respirer, mon visage
Lève-toi
Je ne peux pas respirer
S’il vous plaît, le genou sur mon cou
M*rde, je ne peux pas respirer
Je…
Je ne peux pas bouger
Maman
Maman
Je ne peux pas
Mes genoux
Mon cou
Ça y est
Ça y est
Je suis claustrophobe
J’ai mal au ventre
J’ai mal au cou
J’ai mal partout
De l’eau, quelque chose
S’il vous plaît
S’il vous plaît
Officier je ne peux plus respirer
Ne me tuez pas
Vous allez me tuer
Allez
Je ne peux plus respirer
Je ne peux plus respirer
Ils vont me tuer
Ils vont me tuer
Je ne peux plus respirer
Je ne peux plus respirer
S’il vous plaît monsieur
S’il vous plaît
S’il vous plaît
S’il vous plaît je ne peux plus respirer

Georges Floyd 1974-2020 (ses dernières paroles)

[1] 1736-1796 – Juge, planteur et homme politique de Virginie qui a donné son nom aux exécutions extrajudiciaire, en français « lynchage ».

 

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