GEOPOLITIQUE DES GHETTOS POUR RICHES – à quand la France 21e puissance du monde ?

Dans l’ensemble ibérique, la Catalogne est la région la plus riche et le mouvement séparatiste, conduit par un parti très conforme à l’ordre mondial du libéralisme, n’a pas grand chose à voir avec le Congrès de Gandhi, le RDA de Modibo Keïta, la résistance du Chiapas ou l’ANC de Mandela. L’Autriche, qui vient de se donner une majorité nationaliste et xénophobe, jouit d’une prospérité qui la met en haut de l’échelle européenne pour presque tous les indices de santé économique et de prospérité humaine. Le système électoral américain a placé à la tête de la première puissance économique mondiale un milliardaire, Donald Trump, qui promet l’emmurement du pays. Et la liste n’est pas close…

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Merci Alex Jordan pour cette image qui dit tout et qui le dit si bien

Le Luxembourg, la Suisse, le Qatar ou Singapour ont compris l’intérêt de vivre derrière des blindages de coffres-forts. L’Union européenne cherche ses mots, mais se barricade néanmoins. Après s’être « gentrifiée » et avoir chassé ses édiles communistes, la ville de Levallois-Perret, près de Paris, élit avec obstination un repris de justice condamné par les tribunaux pour avoir confondu les caisses communales avec sa tirelire personnelle, mais qui conforte mandat après mandat l’embourgeoisement sous surveillance vidéo de cette ancienne ville ouvrière. Les grandes conurbations des pays riches sont de plus en plus marquées par une ségrégation sociale et raciale qu’on focalise avec une commisération hypocrite sur les « quartiers sensibles », mais qui est peut-être davantage caractérisée par la ghetthoïsation des riches. En certains endroits, cette ghettoïsation prend la forme… d’un pur ghetto, quartiers transformés en entreprises hôtelières fortifiées réservées à leur clientèle fortunée, aux allées et venues de leurs domestiques et aux facéties de leurs animaux de compagnie.

Cette évolution s’explique d’abord par la nouvelle Grande Peur.

La fin du cycle de la modernité impériale[1] et la désintégration à l’œuvre de la domination occidentale paniquent ceux qui s’en croyaient protégés. Cette domination est désormais pacifiquement, efficacement contrée par des puissances indépendantes considérables, comme la Chine ou l’Inde. Une jeunesse mondiale, qui vit le paradoxe de frontières pensées pour lui interdire le « monde riche » au moment même où les nouveaux médias la raccorde quotidiennement à tous les cantons de la planète rêve de partir à l’abordage. La faille qui sépare les anciens empires chrétiens et musulmans, si proches par leur histoire, leurs cousinages religieux et culturels, leur âpre concurrence séculaire et la blessure d’une domination cruelle et récente, enfante des monstres terrifiants

Mali, 1960, 80 ans d’administration française, espérance de vie 28 ans

Si l’on en croit ce que nous a récemment expliqué le jeune président de la République française, les riches seraient les premiers de cordée. Les suivre attachés aux étages inférieurs ou choir dans l’abîme ? Dans les contrées d’Occident naguère hégémoniques, beaucoup l’admettent. On voit des villages de bonnes gens ruinées par le règne d’un capitalisme agricole dopé aux stupéfiants sous logo Monsanto voter en masse pour les pro-ghetto du Front national et contre la menace imprécise et fantasmatique d’immigrés qu’ils ne voient qu’à la télé. Derniers de cordée aimantés par des sommets qu’ils n’approcheront jamais, tétanisés par ce qui ne répond pas aux bonnes règles de leur excursion sans espoir.

Ce dessin à gros traits n’est qu’une esquisse. Il laisse dans l’ombre des dilemmes plus embarrassants. La sécurité sociale et l’assurance maladie dont le peuple français s’est doté à la faveur des engagements de la Résistance contre le nazisme sont des inventions politiques d’une immense portée. Elles établissent démocratiquement, par le concours de forces politiques très diverses, un principe de contenu communiste presque universellement apprécié par ses 65 millions de bénéficiaires : de chacun selon ses capacités de cotisation, à chacun selon ses besoins de santé. Cette admirable inspiration n’est pourtant que la part lumineuse d’un tableau en clair obscur.

En 1960, les habitants de la colonie du Soudan français, l’actuel Mali, sous administration de la République française depuis près de 80 ans, ont une espérance de vie moyenne de 28 ans. En « métropole », aux mêmes dates, un nouveau né peut compter sur 70 ans d’existence. 42 ans de différence entre deux communautés humaines régies par la même République de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! Grâce aux nouveaux rapports de force créés par l’Indépendance, le différentiel s’est aujourd’hui amenuisé – 58 ans au Mali, 83 ans en France –, soit quand même 25 ans d’espérance de vie en moins pour un Malien. Dans l’assurance qu’ont la majorité des Français d’aborder au grand âge, il y a les bienfaits de la sécurité sociale. Il y a les progrès de la science et de la médecine. Il y a aussi le fait que l’Occident, dont la France, a par force aspiré durant des siècles la richesse du monde. Il y a le fait que cette richesse arrachée aux autres entre indiscutablement dans les moyens financiers nécessaires pour réunir les immenses savoirs et les merveilleuses technologies qui réparent les cœurs, les reins, les membres ou les yeux des Français, protègent leurs enfantements, accompagnent leurs derniers jours.

« Premiers de cordée de tous les pays, protégeons nous ! »

Si des indépendantistes catalans des classes populaires lisent cette interprétation qui les arrime à la « géopolitique des ghettos pour riches », ils pourront en être spontanément blessés, tout comme les militants courageux et désintéressés qui, en France, agissent pied à pied pour empêcher le grignotage et parfois l’effondrement de notre système solidaire de santé quand j’évoque le lien entre l’espérance de vie à la française, l’assurance maladie et l’héritage colonial. La question doit cependant être posée et surtout résolue. Problème : dans l’état actuel des choses, le capitalisme mondialisé, financiarisé, est un des principaux moteurs du rééquilibrage entre les différents pôles économiques de la planète. Sa fringale inextinguible et sa cupidité sans borne savent user du racisme quand ça les arrange, mais aussi s’en débarrasser quand des premiers de cordée aux yeux bridés, à la peau noire ou à l’Islam immodéré savent enchaîner derrière eux les masses nécessaires à l’accumulation sans fin. La Chine compte trois fois plus de fortunes en dizaines de milliards de dollars que les Etats Unis (76 contre 25, classement Forbes). Pour eux, le rééquilibrage est accompli. Premiers de cordées de tous les pays, protégeons-nous les uns les autres.

Pour l’égalité des cardiaques ?

On passe au vécu. Les riches Maliennes qui vont accoucher aux USA ou les cardiaques bamakois solvables qui se font poser des stents dans les hôpitaux parisiens, ces ressorts placés dans les artères du cœur pour rétablir la circulation sanguine, ont une espérance de vie proche de celle des Français. Je vis moi-même avec trois stents. Sans eux, je ne serais sans doute plus de ce monde. Impossible de s’en faire poser au Mali. Alors, on fait quoi ? On pose des champs de mines devant nos scanners et notre sécurité sociale pour empêcher qu’ils soient submergés par « toute la misère du monde » ou on travaille à étendre à la planète le principe communiste d’un accès aux soins universel et de droit.

Impossible ? Utopiste ? Non, c’est même déjà en route. Pour les maladies transmissibles surtout, celles qui menacent jusqu’aux résidents des ghettos pour riches. Dans de très nombreux pays à la faible richesse marchande, le dépistage et le traitement du sida sont désormais gratuits, financés notamment par une mutualisation des moyens très insuffisante mais réelle (OMS, budgets de coopération, ONG charitables…) Le contrôle de la fièvre ébola a bénéficié de fonds de solidarité conséquents. La variole est partout vaincue. Mais déjà les maladies transmissibles ne sont plus seules à être emportées dans ce mouvement. Les prises de conscience locales aboutissent à de beaux résultats. Par la force de ses propres priorités politiques, Cuba exporte dans des pays au PIB bien plus important que le sien médecins et savoir-faire médicaux. Naguère, sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, grâce notamment à l’action de son épouse, sage-femme de profession, le Mali a décrété la gratuité des césariennes, faisant ainsi reculer la terrible malédiction de la mortalité maternelle et infantile. L’universalisation des soins contre le paludisme avance. Ces évolutions quoiqu’encore trop partielles nous prouvent au moins que c’est pensable et possible. Gageons qu’il y a un rapport direct entre les noyades d’émigrés en Méditerranée et les inégalités vertigineuses dans l’accès aux soins. Vers une sécurité sociale mondiale ? L’idée est dans l’air. Il est temps qu’elle prenne pied sur le sol.

Ces premiers pas indiquent le chemin. Beaucoup, en France, s’enorgueillissent que notre pays soit « la 5e puissance du monde », c’est-à-dire le 5e pays pour l’accumulation annuelle de richesse marchande. C’est pourtant un piège que les temps anciens, ceux de l’empire occidental, posent sous nos premiers pas dans les temps nouveaux. La puissance de la France, comme la puissance de tout pays, c’est son peuple, ses citoyens, ses habitants, leur ingéniosité, leur grâce, leur compétence, leur héritage, leur créativité, leur capacité au bonheur. En nombre d’habitants, la France n’est pas la 5e puissance du monde, mais la 21e. Ce qui l’a propulsée à ce déséquilibre dans l’accumulation de la richesse marchande, nous le savons tous, ce n’est pas la supériorité de sa « race », mais celle de ses armes, l’étendue de l’empire que ces armes lui ont conquises sur tous les continents, la dureté du « pacte colonial » qui condamnait d’immenses fractions du peuple humain à alimenter sous la menace la prospérité du commerce français. Ce temps est passé. Mais le déséquilibre qui subsiste en est le dangereux héritage.

Objectif : rééquilibrer le monde 

Je suis Français, attaché à mon pays comme à tout ce qui m’a engendré. Je ne suis pas masochiste. Ni pour moi, ni pour les miens. L’urgent rééquilibrage du monde, je ne l’envisage pas comme un gâteau à partager où ma part, notre part de Français serait inévitablement réduite. Je n’aspire pas à ce qu’on m’enlève deux stents sur trois J’essaye de penser ce rééquilibrage, de le vivre et autant que possible d’y participer dans la dynamique d’une société planétaire engagée dans une transition pacifique vers une jouissance partagée de nos biens communs.

Quel genre d’objectifs ?

Par exemple une sécurité sociale mondiale, aujourd’hui engagée par tous petits morceaux, mais qui nous attacheraient tous ensemble, solidement, solidairement, portant en elle la paix et le bien-être.

Par exemple une vraie taxation mondiale des transactions financières (avant que le poison de la financiarisation ne quitte le poste de pilotage ?) permettant d’égaliser l’accès de tous les enfants à l’école et à la connaissance ou de rendre concrets d’autres droits humains universellement reconnus et si mal protégés. Par tous petits morceaux, des dispositifs de ce genre sont déjà expérimentés.

Par exemple de vrais échanges culturels et artistiques, qui ne se contentent pas d’entrouvrir marginalement les portes des institutions occidentales à ce qui est déjà conformé pour correspondre à leurs critères, mais qui fassent vivre le principal intérêt de ces pérégrinations de l’esprit : entendre parler autrement, apprendre qu’on peut fonctionner avec d’autres règles du jeu, nous ouvrir sur une vraie conversation et non sur un jeu de miroir. Ce blog a souvent traité de ces questions. Comme directeur de théâtre en France et acteur de la vie artistique malienne, c’est mon pain quotidien. Mille expériences vécues témoignent que les effets de telles ouvertures sur notre société française, aujourd’hui familialement reliée à toutes les parties du monde, sont magiques.

Les murs d’aujourd’hui ne tiendront pas

Par exemple la prise en charge mondialement mutualisée de l’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’internet… Sur ce dernier point, la débrouille, l’appétit du marché et le puissant désir d’être relié au monde ont déjà produits des effets insolites. La jeunesse des pays du Sud fait des pas de géant grâce à la créativité des nouveaux usages d’internet qu’elle s’invente et qu’on ne voit pas aussi fortement au Nord. On échange sur nos pratiques ?

Par exemple, la libre circulation, non seulement virtuelle, mais physique, des humains sur leur planète. On ne peut pas l’imaginer sans étape, tant l’héritage du passé a perturbé les représentations de part et d’autre de la frontière Sud-Nord. Mais les murs d’aujourd’hui sont intenables. Ils ne tiendront pas. Déjà, ils se rompent quotidiennement par endroits. Affirmer clairement, courageusement la libre circulation comme étant l’objectif, la mettre en œuvre chaque fois que possible, notamment chaque fois que les cœurs peuvent être disposés à l’admettre, c’est possible et ça change la donne. Par tout petits morceaux, ça existe déjà. Une importante proportion de Français trouve déjà normal que l’on n’interdise pas aux familles de se regrouper, qu’on accueille des réfugiés chassé par un péril de mort, que des étudiants viennent se former dans nos universités et élargissent de fait le « réseau France » dans le monde. Se donner pour objectif d’avancer sur cette voie ?

Sortir du piège de la puissance imbécile (et méchante)

En résumé, cesser de craindre que la France ne perde son « rang » délétère de 5e puissance mondiale et travailler à ce que chacun de nos co-Terriens trouvant à vivre bien chez soi, nous puissions considérer comme une victoire le renversement de l’absurde hiérarchie établie par l’empire occidental et le rétablissement de notre vraie place, logique et fraternelle. Dans un monde équilibré, la France perdrait-elle la beauté de ses paysages, la suavité de sa langue, la profondeur historique de ses villes, la richesse de sa gastronomie ou l’inventivité de ses entreprises ? C’est le contraire. Elle pourrait enfin s’enrichir à les partager sans arrière pensée. De plus en plus incapable de se faire craindre, elle y trouverait le moyen de se faire aimer.

France, 21e puissance du monde ? Et si on osait ?

 

[1] J’appelle « modernité impériale » le cycle engagé à la fin du XVe siècle avec ce que l’Europe a nommé sa Renaissance et la conquête du monde par les nations blanches, cycle au contenu ambivalent : libération des arts et des sciences, explosion des connaissances, des techniques, des forces productives d’un côté ; assujettissement violent de la quasi totalité de la planète à quelques nations « blanches », esclavage, travail forcé, captation des richesses et des terres…

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Sur le même blog, la parution hebdomadaire d’un feuilleton de science-fiction sous licence creative commons, L’Abolition de la publicité. Cadeau !

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