LA RESISTIBLE PRIVATISATION DU LANGAGE

Longtemps, quand on écoutait une parole publique, on admettait au moins l’hypothèse qu’elle pût être « de bonne foi ». Cette hypothèse sans laquelle la construction d’un langage commun et l’élaboration d’un projet politique sont impossibles semble s’être dissoute. Le soupçon est général, systématique, systémique. Quelle opération de « com » peut-elle bien se dissimuler derrière l’annonce de telle mesure ? Il n’est pas anodin que le noble mot de communication, pourtant étymologiquement enraciné dans le « commun », ait pris le sens d’une arnaque par laquelle les phrases et les images cherchent à nous assujettir à l’intérêt privé d’autrui. C’est la fonction avouée du système publicitaire. Problème : nous faisons comme si, nous pensons comme s’il était devenu l’unique format des messages adressés à autrui. Ce qu’on nommait hier « les luttes » n’y échappent pas. On a le sentiment que chaque catégorie qui aujourd’hui « descend dans la rue » ne parle que pour elle-même, sans souci d’élaborer une parole commune. « Ça ne va pas ! » « On veut plus ! » Quelle issue politique ? Brouillard. D’ailleurs, qu’est-ce que cherche celle ou celui qui se risque à en proposer une ? Il y a dix ans, en préface à la deuxième édition de mon essai sur la gratuité (Pour la gratuité, éditions de l’Eclat, texte gratuitement disponible sur le net), je diagnostiquais une « privatisation du langage » potentiellement porteuse d’un « désastre anthropologique majeur ». Il y a des circonstances où on aimerait se tromper. Voici ce texte.

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Le langage réduit à la fonction d’appât ?

Les processus d’innovation culturelle – création artistique et littéraire, recherche scientifique, pensée théorique, inventions sociales – sont désormais placés sous l’hégémonie du capitalisme financier. C’est un bouleversement historique qui, sans qu’on y prenne garde, opère devant nous une sorte de privatisation du langage avec pour conséquence envisageable un désastre anthropologique majeur.

Fruit d’une élaboration collective qui s’est effectuée au cours de centaines de milliers d’années, le langage est l’oxygène de l’hominisation. Dans la période moderne et dans la sphère occidentale, son élargissement à travers l’innovation culturelle s’est longtemps effectué dans un rapport dialectique entre pouvoir politique et liberté des créateurs. Cette contradiction active était représentée sous la figure d’un affrontement entre deux vérités. Au nom de la raison physique, Galilée prétend que la Terre tourne autour du soleil. L’inquisition affirme le contraire au nom du livre saint. Molière pense que l’hypocrisie religieuse est une menace pour les individus et il écrit Tartuffe. Le roi pense que le respect des dévots est une garantie pour l’ordre public et il interdit Tartuffe.

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