MALI – Généalogie du désordre constitutionnel et de l’Etat de non-droit

Depuis l’indépendance du Mali, il y a 60 ans, son Etat a été présidé par cinq hommes  – Modibo Keïta, Moussa Traoré, Alpha Oumar Konaré, Amadou Toumani Touré, Ibrahim Boubakar Keïta –  (+ le court intérim sous tutelle militaire de Dioncounda Traoré). Quatre des cinq présidents de plein exercice ont été chassés du pouvoir par coup d’Etat. Chaque fois, leur renversement a suscité des mouvements de soutien dans le peuple, parfois de l’enthousiasme, parfois de l’indulgence, jamais de résistance. Jamais la nouvelle administration n’est parvenue à établir durablement la confiance entre le peuple et les gouvernants, ni à débarrasser les pouvoirs publics de l’envahissante tumeur d’une corruption métastasée dans tous les organes de la vie sociale. Dernier avatar : la chute d’Ibrahim Boubakar Keïta, après des mois de soulèvements populaires chapeautés par un groupe de politiciens et de religieux, tous « mouillés » dans les épisodes précédents. Le texte qui suit tente de débroussailler les raisons de fond qui conduisent obstinément à la reproduction du même. Il fait l’hypothèse que cette apparente malédiction s’enracine dans l’inadéquation entre des règles du jeu empruntées à l’histoire politique de l’Occident et l’histoire institutionnelle endogène du peuple malien.

Dans cette interview donnée à TV5MONDE, je résume la problématique développée dans le texte qui suit.

L’histoire de l’Europe a inventé et mis au monde une forme spécifique de gouvernement des sociétés : l’Etat. Etat administré, territorial, centralisé, généralement mono-ethnique, Etat représentatif quand il accède à une forme démocratique. La conquête de la planète par les Européens a transformé cette forme de gouvernement en quasi-obligation pour toutes les autres sociétés. Elle a été présentée comme l’aboutissement universel de l’organisation politique. Impossible pour un peuple d’être représenté à l’ONU autrement que par un Etat territorial, administré, doté d’un pouvoir central, si possible assis sur une base ethnique et linguistique homogène et clairement identifiée – langues et peuples français, italien, russe, allemand… Là où la tension démocratique s’est imposée, elle a pris la forme de l’Etat représentatif, dont la conduite est confiée à des citoyens élus par une majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’un scrutin égalitaire – une personne, une voix –, secret et limité dans le temps.

Institutions fédératives plutôt qu’impériales

Les institutions endogènes des grands ensembles politiques qui ont tenu l’Afrique soudano-sahélienne dans la prospérité et la paix durant un millénaire – Wagadou, Mali, Songhoy – diffèrent sur presque tous ces points des Etats à l’occidentale. Souvent, on les qualifie d’empires, ce qui déforme leur nature politique. Un empire est une forme d’organisation très caractéristique de l’histoire de l’Europe depuis l’époque romaine, une organisation fondée sur la conquête militaire et l’assujettissement des conquis par le conquérant. L’empire romain a engendré à partir de ses terres l’empire arabo-musulman et l’empire occidental. On parle à juste titre de l’empire colonial français. Le Mali classique (13e-16e siècles) ne s’est pas, lui, constitué par conquête. Même si sa fondation n’a pas été exempte d’actions militaires (la bataille de Krina), il s’est constitué par un consensus dont la figure, où se mêlent histoire et légende, est le congrès de Kurukanfuga (1237). Entente du Mali fondée sur un libre consensus – bèn kan – plutôt qu’empire du Mali. Ce bèn – entente, concorde – reste jusqu’à présent une vertu éthique et civique de référence dans les sociétés qui en sont héritières

Territorialité relative

Sociétés à la territorialité diffuse. Europe : d’un côté du Rhin, c’est l’Allemagne, de l’autre c’est la France. Afrique soudano-sahélienne : un wolof dakarois du nom de Diop sait que son nom de lignée – Diop – le relie à l’histoire du Manden[1], qu’il est de même lignée qu’un Tarawélé[2] bamanan de Ségou (Mali) ou qu’un Compaoré mossi de Ouagadougou (Burkina Faso) et que cette communauté d’identité joue un rôle dans le tissage de ses rapports sociaux, même si cette institution lignagière ne se manifeste sous la forme ni d’un pouvoir administratif et centralisé, ni sous celle d’une communauté linguistique ou culturelle, ni dans les limites d’un territoire donné. Dans l’organisation politique du Manden, les territoires existent. Le Bèlèdugu n’est pas le Kaarta. L’un et l’autre ont leurs limites et des formes d’organisation qui peuvent leur être propres. Mais cet ancrage territorial doit s’accorder avec une sorte de cloud institutionnel qui en excède les frontières et dont la source est souvent lignagière.

Dispositif transactionnels non-étatiques

Etroitement liée à l’institution lignagière, la sinankuya – alliances entre lignées – a jadis assuré et peut assurer jusqu’à présent des fonctions juridictionnelles décisives pour le maintien de l’harmonie sociale : fonctions assurées en Europe par ce qu’on appelait jadis la justice de paix ; négociations entre communautés en conflit. Les lignées alliées par la sinankuya sont tenues par un interdit en principe inviolable : leurs représentants ne peuvent ni se battre, ni même se fâcher. Un exutoire efficace et pittoresque a été mis en place pour faciliter le respect de l’interdit : les sinankuw peuvent se brocarder, s’insulter à loisir, tant que cela reste sur le ton de la plaisanterie (d’où la traduction superficielle de parenté à plaisanterie adoptée par les ethnologues occidentaux). Sollicités pour trouver une issue à un conflit, ils sont bien placés pour mettre la totalité des problèmes sur la table et les gérer sans casse ni passion. Justice ou paix civile maintenues non par des organes administratifs, mais par des dispositifs assumés en direct par la société.

Démocratie délibérative plutôt que représentative

On a pris l’habitude de faire coïncider « la » démocratie avec les institutions représentatives occidentales : l’élection au suffrage secret et majoritaire. Dans bien des pays d’Afrique où les élections sont des pantomimes à forts enjeux marchands, le mot démocratie lui-même est vomi par beaucoup, vécu comme une règle hypocrite imposée par la loi du plus fort, celle de la communauté internationale, c’est-à-dire le syndicat des pays occidentaux (parfois leurs supplétifs). Si la démocratie peut être confondue avec l’Etat représentatif et que l’organisation constitutionnelle d’élections bidon est vécue comme une forme de domination étrangère, la dictature peut efficacement se camoufler en résistance patriotique. Alors, les interprétations complotistes de la moindre virgule ornant un communiqué du quai d’Orsay s’envolent en essaims. Et ça contribue à boucher l’horizon.

La tension démocratique vers des institutions de contrôle populaire du gouvernement n’a pas pour aboutissement nécessaire l’Etat représentatif et la forme électorale. L’Athènes antique lui préférait l’attribution des charges publiques par tirage au sort, fondée sur l’égale légitimité politique de chaque citoyen à les assumer. Le tirage au sort est toujours usité pour désigner les jurés d’assises. Dans le cadre de la sinankuya, ce sont les hasards de la naissance qui vous désignent comme étant une personne appropriée pour résoudre tel ou tel conflit : gestion directe de la société par elle-même. Pour leur part démocratique, les institutions du Manden sont fondées sur la délibération publique et l’élaboration d’un consensus sanctionné par une autorité morale elle-même tenue par les termes du consensus. Le symbole en est le blon, pièce des habitations bamanan où toute la communauté se retrouve – hommes, femmes, anciens, enfants et même étrangers –, où chacun s’exprime librement dans le respect des bonnes formes et doit être écouté. Blon-ba, le grand blon, est une des traduction usuelles d’Assemblée nationale en langue bamanan.

Les formes instituées de la liberté d’expression

Dans les sociétés issues du Manden, la liberté d’expression qui est partout une pierre angulaire des libertés démocratiques, dispose d’institutions anciennes et respectées. Elles sont caractérisées par une extrême liberté de ton, mais dans le cadre de moments et de formes instituées qui bordent leur insolence assumée. L’autorité ne peut s’en formaliser sans prendre le risque de se ridiculiser. Trois exemples parmi d’autres :

  • Le kotèba, une forme de théâtre burlesque où se jouent sous forme satirique les tares de la société et les abus des chefs.
  • Le rôle assigné aux descendants de captifs (woloso[3]) autorisés à l’indécence et à la provocation dans des circonstances publiques bien définies.
  • Les processions de korèdugaw, grands initiés de la confrérie du Korè, qui tournent en dérision toutes les nécessités de la vie, se vêtir, se nourrir, répondre aux exigences du sexe…

Tous les contenus sont possibles, jusqu’à des évocations quasi pornographiques, mais cet exhibitionnisme sans fard n’est pas sans art. C’est la forme, l’art, le rite qui les rend socialement acceptables et qui d’ailleurs permet de revenir à la civilité du quotidien d’où la malobaliya – l’absence de honte, de vergogne, de pudeur, de décence – est sévèrement bannie et condamnée. La qualité formelle des inventions chorégraphiques qui peuplent les clips musicaux diffusés sur certaines télés africaines ou sur youtube n’a souvent d’égale que la puissance suggestive avec laquelle est dessiné le désir et l’acte sexuel, le corps sexué, masculin comme féminin. On peut risquer la thèse d’une réinvention par la jeunesse d’une liberté de dire bordée par la qualité formelle donnée au message. Mise en forme corrélée avec l’onde de fond des spiritualités endogènes de l’Afrique où l’univers et la divinité se confondent, où cette totalité est androgyne, où la rencontre du masculin et du féminin est affirmée comme noble et structurante, ritualisée comme telle.

Dans l’ordre du politique, il est arrivé que ces usages formalisés de la liberté d’expression jouent un rôle déterminant. C’est à travers des spectacles de kotèba qu’au temps de la dictature du général Moussa Traoré, la population malienne a expérimenté qu’on pouvait publiquement critiquer l’état de la société tel que la conduisait le régime militaire. Jusqu’à présent, la chute de ce régime est pour une part associée à ces spectacles. Un double impératif – faire rire des dysfonctionnements brocardés, ne pas nommer les dysfonctionneurs – témoigne de la pertinence de l’institution. Le rire expulse la colère. Ne pas dire les noms évite l’humiliation publique. Deux voies qui facilitent la réforme. Déontologie de l’art d’être libre.

Tissage social

La question dite ethnique est une scie dans la bouche des experts à qui est généralement confiée l’interprétation de l’actualité africaine. Cette catégorie n’est-elle pas une projection dévalorisée de la nation à l’occidentale vécue comme universelle – une langue, un territoire, un peuple plus ou moins homogénéisé par l’histoire – et assignant les sociétés africaine à un mimétisme inabouti ? Les sociétés africaines, celles du Manden en tout cas, sont constituées de communautés tissées ensemble par des institutions d’une tout autre nature. Exemple : dans ce que les colonisateurs ont symptomatiquement appelé le « pays dogon », la société est en effet constituée en partie de dogons, souvent cultivateurs et identifiables par cette fonction au territoire qu’ils cultivent, mais le « pays » est aussi depuis des siècles celui de peuls qui conduisent leurs troupeaux sur ses pâturages sans s’arrêter à ses frontières, de commerçants soninkés venus de l’Ouest, de pêcheurs bozos géographiquement éloignés, mais étroitement reliés par une sinankuya particulièrement active, plus récemment des Toucouleurs installés là dans la foulée du Djihad de Cheick Oumar Tall et désormais de fonctionnaires bamanans, bwas, touaregs, etc. L’histoire a laissé de multiples institutions pour donner forme au tissu qu’ils forment ensemble. C’est la déchirure de ces institutions qui déchire le tissu social, qui d’une certaine manière « produit » l’ethnie. Une des causes de cette déchirure est l’obligation intimée à ces sociétés de s’engoncer dans un costume institutionnel fait pour d’autres. Boiterie du corps entravé par ce vêtement, jusqu’à ce que le tissu craque et laisse le corps vulnérable et nu ? Le retour des bons tailleurs est urgent.

Propriété d’usage

Un des héritages les plus lourds et les plus actifs du brutal empire romain est la conception brutale de la propriété qu’il a laissé en héritage et que le règne occidental a imposé partout dans le monde. Cette conception est liée à une philosophie binaire qui sépare l’univers en esprit et matière, la matière étant la chose de l’esprit, vouée à sa domination sans partage. Le propriétaire à la romaine (ou son descendant l’actionnaire capitaliste) a le droit d’user, d’abuser et de tirer profit de ce qu’il possède, usus, abusus et fructus. L’esclave, l’arbre ou l’automobile que je possède n’ont aucun « droit » à revendiquer. Je peux en profiter à ma guise, les vendre, les détruire, les exploiter, les épuiser.

Cette forme d’appropriation a montré, souvent au prix de grandes souffrances, sa remarquable efficacité économique en même temps que sa nocivité écologique. Elle est largement étrangère aux formes de pensée conçues en Afrique et fondées sur une appréhension spirituelle de l’Univers vécu comme une totalité organique complexe, régie par d’innombrables interactions susceptibles de donner lieu à négociations directes ou rituelles. L’Univers n’est pas la chose des humains, mais leur divinité, divinité dont l’humanité est une (n’est qu’une) composante. Un des effets de cette conception est la tigiya. Si je m’approprie une part de la divinité univers – un champ, un bœuf, les matériaux dont je vais faire ma demeure, un captif –, que je deviens son tigi, ça ne me donne pas le droit d’en faire mes choses mais la responsabilité de les gérer en conformité avec leur nature à la fois matérielle et divine. Quand un initié donso coupe un arbre pour les besoins de sa famille, il s’en excuse auprès du végétal et verse une libation propitiatoire. Alors que notre Terre est menacée d’apocalypse écologique, une telle pensée et de telles pratiques alertent les consciences.

Pour faire vite, disons que, même inconsciemment, l’univers institutionnel et spirituel né de l’Afrique est intériorisé par ses habitants qui le vivent comme naturel, évident. Le flot des déclarations entrecoupées de Wallahi ![4] ne sont pas une assurance de véracité. Mais on ne se risquera pas à mentir au nom de Sanè ni Kontron[5]. Quant aux organismes de gouvernement tombés des bivouacs coloniaux, ils restent vécus comme des corps étrangers aux vertus opaques, sauf à en faire sa mangeoire quand l’occasion s’en présente.

L’Etat, malgré tout

Quelques symboles implantent néanmoins dans les cœurs les Etats territoriaux dont est constituée l’Union Africaine, Etats ceints dans les limites déclarées inviolables des frontières coloniales. Exemple : le drapeau, l’hymne national, le football… Lors d’un match Mali-Sénégal, même si je vis le long d’une frontière qui me sépare de mes frères et de mes belles-sœurs, je sais de quel côté vibre mon cœur. Les institutions non-étatiques vivent sans trop de considération pour les frontières coloniales. Les Etas dessinés par la décolonisation vivent aussi.

En dehors de ces zones de patriotisme national qui coïncident avec l’Etat territorial, certaines fonctions, comme la diplomatie, l’armée, l’école, la santé ont aujourd’hui clairement besoin d’une organisation administrée. Ainsi, la réforme institutionnelle en profondeur qu’appellent les peuples d’Afrique devra s’accommoder d’institutions étatiques, les acclimater au contexte africain. Et les formes de la démocratie représentative sont un bon moyen d’assurer, pour une part, le contrôle du peuple sur ces pouvoirs. Elles aussi peuvent être recyclées à l’africaine.

Il ne faut pas non plus idéaliser les institutions endogènes de l’Afrique. Quand elles n’évoluent plus, toutes les institutions nées il y a des siècles trainent avec elles des boulets d’un autre temps. Comme en Europe, ces institutions anciennes sont souvent (pas toujours) apparues dans un contexte de domination patriarcale et si l’on veut que toute la puissance d’humanité des peuples s’exprime, on doit aujourd’hui trouver les moyens de réparer le déséquilibre entre hommes et femmes. Autre exemple : des survivances d’affrontements passés pèsent sur certaines familles, les wolosow notamment, descendants de captifs à qui il arrive qu’on fasse encore sentir leur position subalterne. Parfois pire. Dans le Nord-Ouest du Mali, on a vu récemment renaitre des persécutions d’un autre âge contre des familles ou des villages qui refusaient de supporter au XXIe siècle des discriminations justifiées par des circonstances enfouies dans la nuit des temps. Les chantiers de l’émancipation concernent aussi ces pesanteurs du passé.

 

Et maintenant, on fait quoi ?

Ce texte est écrit alors que le Mali vient de connaître une rupture politique qui ouvre la possibilité d’une transition vers des institutions habitables par le peuple et audibles dans le concert des nations. Comment le panorama qu’il dresse peut-il aider à imaginer non des rêveries nostalgiques sans effet, mais des dispositifs qui pourraient être de nature à rendre confiance dans le système de gouvernement ? En rassemblant les centaines de conversations, de rencontres, d’événements heureux ou pénibles, d’amitiés et de trahison, d’actions abouties et d’échecs qui tissent une existence quand on avance en âge, ce qui est mon cas, peut-être est-il raisonnable d’indiquer quelques pistes, tout au moins mettre au pot quelques idées, formuler quelques hypothèses.

C’est ici fait de façon lapidaire, sans souci d’exhaustivité, sans volonté de faire programme. Simples invitations à ouvrir le débat. Une proposition d’ordre pédagogique répondant à la question : Et si on devait insuffler dans le système de gouvernement l’inspiration d’institutions endogènes auxquelles les gens croient, quelles idées vous viennent à l’esprit et vous semblent pratiquement réalisables ?

Voici donc quelques idées qui, dans les labours de l’existence, me sont passées par la tête.

Territorialité

Noms de pays 

Contexte : Les pays[6] (Bèlèdugu, Kènèdugu, Kaarta, Tringa, etc.) dans lesquels beaucoup de Maliens se reconnaissent ne sont pas ou peu pris en compte par les découpages territoriaux administratifs. Beaucoup de Maliens n’en connaissent pas le nom ni l’existence quand ils n’en sont pas originaires.

Proposition : Donner une existence institutionnelle compatible avec les découpages administratifs aux anciens pays ; réformer en conséquence les compétences des circonscriptions administratives.

Pays frontière

Contexte : Le découpage colonial n’a que très peu tenu compte des anciens pays dans lesquels les habitants se reconnaissent, divisant artificiellement des communautés humaines vivantes.

Proposition : Lorsque les anciens pays sont transfrontaliers (ex : le Kènèdugu qui s’étend sur le Mali, le Burkina-Faso et la Côte d’Ivoire), adapter leurs institutions dans le sens de favoriser l’intégration régionale.

Jatigiya

Contexte : La jatigiya (obligation d’hospitalité) permettait d’intégrer étroitement à la vie sociale les étrangers de passage, élargissant ainsi au delà des territoires le droit de chacun à « faire société » là où l’existence l’a conduit.

Proposition : S’inspirer de l’institution de la jatigiya pour donner un statut généreux aux étrangers, notamment aux Africains non-nationaux, avec le souci d’ouvrir la communauté nationale sur des communautés plus vastes, sous-régionales, continentales, mondiales.

Communautés itinérantes

Contexte : En l’absence de dispositifs valorisants pour reconnaître et faire vivre leur spécificité, on a vu des communautés nomades revendiquer des Etats nationaux complètement inadaptés aux réalités démographiques, sociales et culturelles dans lesquelles elles vivent.

Proposition : Donner une existence institutionnelle spécifique aux communautés qui traversent différents territoires (pasteurs, pêcheurs…) pour faciliter leur itinérance, aménager leurs relations avec les sédentaires, prendre en compte le fait que leurs parcours peuvent être transfrontaliers et constituent de fait une forme d’intégration régionale.

Institutions transactionnelles

Chantier global

Contexte : l’Etat administré se révèle très souvent incapable de résoudre les conflits entre individus ou collectivités. Ses dysfonctionnements les aggravent souvent. Dans quelques cas il s’en dessaisit au profit d’instances transactionnelles endogènes plus efficaces (dugutigiya[7], sinankuya, etc.)

Proposition : Identifier et faire la nomenclature de toutes les institutions endogènes qui jouent un rôle transactionnel de règlement des conflits individuels et/ou collectif. Réfléchir à leur bon usage institutionnel.

Serment

Contexte : Beaucoup ne se sentent pas obligés par les procédures contractuelles de l’Etat administré, le plus souvent effectuées par écrit. Par contre, le serment, la prise à témoin, la référence aux puissances spirituelles sont plus difficiles à transgresser. Un policier musulman qui a publiquement juré sur le Coran de ne pas accepter la corruption ou un fonctionnaire initié donso qui a prêté serment sur Sanè ni Kontron se sentiront beaucoup plus tenus par leurs devoirs.

Proposition : Réhabiliter et remettre en usage les formes de contractualisation dans lesquelles la société a confiance, notamment le serment solennel et public. Faire prêter serment de non-corruption à tout fonctionnaire à l’occasion d’une cérémonie publique et devant les autorités spirituelles reconnues. Rendre obligatoire pour tout fonctionnaire assermenté le port d’un insigne rappelant cet engagement dans le cadre de son service et de ses rapports avec les administrés.

Circonstance aggravante

Contexte : Dans beaucoup de pays, en cas de crime ou de délit, le racisme est considéré comme une circonstance aggravante, car non seulement l’acte délictueux lèse la victime, mais il abîme une règle essentielle à l’harmonie sociale. Les interdits liés aux institutions vouées à l’harmonie sociale, par exemple la sinankuya, peuvent eux aussi être utilement protégés.

Proposition : Instituer la circonstance aggravante en cas de crime ou de délit contre un ou des sinankuw.

Société civile

Observatoire des bonnes pratiques

Contexte : Quand on regarde la vie sociale en détail, on y trouve d’innombrables motifs d’optimisme, d’initiatives inventives et productives, de bonnes pratiques dans tous les domaines. Mais ces bonnes pratiques sont très mal mises en valeur et surtout elles ont beaucoup de mal à conjuguer leurs efforts et leurs bienfaits.

Proposition : Instituer un Observatoire des bonnes pratiques et lui donner les outils de la visibilité ; favoriser la constitution de réseaux entre ces expériences ; donner de la puissance à toutes les actions par lesquelles la société gouverne directement et positivement des espaces de la vie sociale, économique, culturelle, etc.

Propriété

 Propriété d’usage

Contexte : Sous la pression des institutions internationales, les pays d’Afrique ont été contraint d’adopter et de généraliser les formes occidentales de la propriété privée. Par exemple, on incite les gens à racheter leur propre maison pour disposer d’un « titre foncier » conforme au droit romain de la propriété. L’effet le plus grave de cette évolution est l’ouverture du foncier agricole à la spéculation et à l’accaparement par des puissances financières qui peuvent être étrangères.

Proposition : Donner un statut solide et sécurisé aux formes endogènes de propriété d’usage, notamment en matière de foncier. Contrôler ainsi la spéculation foncière et l’appropriation des terres pour des usages contraires à l’intérêt national et écologique.

Langues et culture

Patrimoine

Contexte : Beaucoup d’œuvres volées. Ce qui est volé doit être rendu et le voleur n’a pas de conditions à mettre. Mais surtout, une part très importante du patrimoine est immatériel, notamment le legs spirituel et culturel des confréries initiatiques, et le risque de le voir disparaître sans trace est là. Les nouvelles technologies, notamment l’usage de la réalité virtuelle, permettent de constituer une collection de documents très vivants, très proches de la réalité réelle sur les enseignements, les pratiques, les rites, les objets de ces confréries.

Proposition : Constituer un musée initiatique composé de documents en réalité virtuelle sur les grandes confréries du Manden : Komo, Korè, Donso, Ndomo, Nya, etc. Articuler sa présentation qui peut se faire dans tous les quartiers ou villages aux expositions proposées par les musées classiques.

Accès au livre et à la lecture

Contexte : L’Afrique de l’écrit existe et a existé : Egypte, Ethiopie, universités du Manden, Tifinar, écritures élaborées en résistance au colonialisme (Bamoum, Nsibidi, Nko, etc.) L’édition africaine publie chaque année des centaines d’ouvrages.

Proposition : Utiliser les fonctionnalités du numérique et l’extension des smartphones pour donner largement accès à ce patrimoine.

La sémantique institutionnelle

Contexte : Chaque langue, chaque civilisation élabore les concepts et les mots qui permettent de dire ses valeurs fondamentales et ses institutions. Souvent, ce n’est pas directement traduisible. Dans un contexte de domination des langues coloniales, c’est la légitimité même de ces concepts qui en est fragilisée.

Proposition : Etablir un dictionnaire normatif de ces termes, travailler leur spécificité, déterminer les enjeux liés au fait qu’ils n’ont pas d’exact équivalent dans les langues « officielles ». Réécrire ou écrire les textes officiels en langues officielles (européennes) de telle sorte qu’ils tiennent compte de la sémantique et de la conceptualisation propres aux langues africaines.

Etat civil

Papiers d’identité

Contexte : L’état-civil fonctionne actuellement en copier-coller de celui des pays occidentaux et des catégories par lesquelles ceux-ci énoncent l’identité des personnes. Mais quel est le « nom de famille » d’une dame qui s’appelle Walet ag Alhassane[8] ? Que se passe-t-il quand le fils d’un Maïga devient marabout et prend le nom de Cissé ? Pourquoi s’obliger à faire porter à une épouse le nom de son mari alors qu’au regard des institutions du Manden, ça n’a aucun sens ?

Proposition : Réformer l’état-civil et les documents d’identité pour qu’ils soient conformes à la façon dont la civilisation malienne identifie les individus. Mettre l’Etat dans la position de faire respecter cette réforme à l’international.

Orthographe

Contexte : Les noms propres maliens – noms de localité, jamu[9] – ont très souvent été considérablement modifiés par la façon dont les oreilles coloniales les entendaient : Tarawele / Traoré ; Kulubali / Coulibaly ; Kwatè / Kouyaté ; Kolon-ka-nyi [10]/ Kolokani…

Proposition : Rouvrir l’état-civil pour que, sur la base du volontariat, toutes celles et tous ceux qui souhaitent que leur jamu soit conforme à leur origine puisse faire la modification. Etablir une nomenclature des jamu et des autres formes de nom en usage au Mali, en fixer l’orthographe et la prononciation, en indiquer l’origine et la signification, signaler les noms équivalents (ex : Diarra/Ndiaye), signaler les liens d’alliance (sinankuya). Rendre aux noms de localités et de lieux leur forme originelle. Réviser en ce sens la cartographie.

Bienvenue à toutes les autres idées et aux éventuelles contestations…

[1] Le Manden ou Mandé est au cœur de l’histoire de cette partie de l’Afrique. Il a donné en français l’adjectif mandingue qui désigne une famille de langues dont le bamanan kan et le maninka kan, une région dont le cœur est entre Mali et Guinée, des institutions politiques dont l’influence et les réseaux dépassent de beaucoup ses territoires et ses lignées originelles.

[2] Tarawélé, nom bamanan (bambara) souvent transcrit par l’administration coloniale sous la forme Traoré. Ce patronyme a de nombreux équivalents dans d’autres communautés : Ouattara chez les Sénoufo, Dembélé chez les Bwas, Niaré chez les Soninkés, les jeliw (griots) Diabaté, etc.

[3] Littéralement « né dans la maison », « né de la maison »

[4] « Au nom de Dieu », expression islamique très courante censée appuyer une affirmation.

[5] Divinités tutélaires de la confrérie cynégétique donso.

[6] Le mot pays est employé ici dans le sens d’un territoire singularisé et nommé sans pour autant avoir nécessairement produit d’institutions propres. Comme en France la Bresse, la Limagne et même le Pays de France (au nord Est de Paris)…

[7] La charge de l’autorité responsable (tigi) de la cité (dugu).

[8] Walet est un nom féminin touareg, ag signifie fille ou fils de, Alhassane est le (pré)nom du père : Walet fille d’Alhassane

[9] Le jamu (prononcer dyamou) est le nom de lignée, référence généralement explicite et connue à une histoire qui peut remonter à ces centaines d’années. Le jamu est utilisé, dans la classification occidentale, en place du « nom de famille ».

[10] Le puits est bien, en référence à l’histoire de la fondation de cette localité située dans le Bèlèdugu (pays rouge) au Nord de Bamako.

L’hermine, symbole du déguisement institutionnel : Le camail et les étoles d’hermine que portent les membres de la Cour constitutionnelle du Mali sont le symbole vestimentaire du copier-coller des institutions occidentales par les Etats africains. L’hermine, petit rongeur des neiges à la chaude fourrure, avait été choisi par les rois de France pour symboliser la monarchie et protéger le monarque du froid. Son usage sous les tropiques et dans une civilisation où les atours vestimentaires sont souvent d’une grande majesté dit beaucoup de ce que sont les institutions adoubées par le club de chefs baptisé « communauté internationale ».

2 réflexions sur “MALI – Généalogie du désordre constitutionnel et de l’Etat de non-droit

  1. Texte à lire et à relire pour éviter de juger à l’occidentale sans savoir ni comprendre.
    Merci pour l’exposé détaillé et pour la méthode d’énonciation: contexte, propositions.

    J’aime

Laisser un commentaire