De quoi le slogan « France dégage » est-il le symptôme ?

En 1973, j’ai 22 ans, j’enseigne les littératures française et africaine au lycée Prosper Kamara de Bamako. Avec l’inconscience et la vitalité de cet âge, j’entreprends en dépit de conseils unanimes, de chevaucher ma Cameco, la motocyclette alors en vogue au Mali, depuis Bamako jusqu’à Kayes, capitale de l’ouest malien. Pas de route goudronnée. Près de 500 km d’une piste de terre qui suit approximativement la voie de chemin de fer et qui souvent se transforme en sentier dévoré par les herbes folles. A deux ou trois reprises, j’en perds la trace, guettant les bruits humains dont je découvre dans l’urgence qu’ils savent percer les chants d’oiseaux et les bruissements d’une nature vierge. Une meute de cynocéphales menaçants. Douze crevaisons.

Première nuit : Kita. Seconde nuit : Oualia. Comme à l’accoutumée au pays de la jatigiya [1], je suis reçu comme si on m’attendait. « I bora i ka so, i naana i ka so » : tu as quitté chez toi, tu es venu chez toi. Je bénéficie des exquises civilités construites pour faire vivre cette institution héritée du Manden classique. Exemple : lorsque le repas familial est pris, c’est le visiteur inopiné que les convives viennent d’abord remercier pour les plats dégustés :

Abarika 

– Abarika Allah ye

(- Merci à toi – Merci à Dieu)

Troisième nuit, Foukhara[2], localité du Khasso[3] qui occupe une grande île du fleuve Sénégal et la rive qui lui fait face. Je pénètre dans le village au petit soir. J’en demande le dugutigi[4] qui m’accueille poliment, mais froidement. Respectueux de la jatigiya, il m’offre le gîte et le couvert. Sans plus. Bizarre. Cette nuit-là, pas de ces longues conversations nocturnes où d’habitude j’échange mes curiosités avec celles des jeunes de mon âge venus me tenir compagnie. Je me fais la réflexion. Bizarre. Le lendemain, destination Diamou, jolie ville que surplombent des hauteurs façon Far West et bordée par la tranchée verdoyante du fleuve. Là, je sais déjà que je suis chez moi. J’y suis venu l’année précédente – en train – ; j’y retrouve des amis proches et les épanchements jubilatoires de l’hospitalité.

Le fleuve Sénégal, à Diamou

Quelques années plus tard, temps où je vis principalement en France, je vagabonde dans l’inépuisable bibliothèque du Centre Pompidou, au cœur de Paris. J’y trouve par hasard une chronique militaire de l’invasion coloniale du Sénégal et de ce qu’on appelle alors le Soudan – l’actuel Mali –. Je la feuillette. J’y découvre que Foukhara, n’ayant pas reçu avec une suffisamment de déférence une mission topographique des colonisateurs, en a été atrocement châtiée. Feu. Massacre. Oradour-sur-Sénégal. Mon imagination ne peut s’empêcher de connecter la surprenante froideur de mon accueil dans cette cité avec le spectre de cet effroi. A Foukhara, on ne m’a pas demandé mon passeport, on m’a reçu sans visa, offert le toit et le plat dans le respect des règles instituées, mais j’ai le sentiment que le signal donné par la couleur de ma peau et l’accent de ma voix ne sont pas pour rien dans la réserve des cœurs. Comme si, malgré la force de la jatigiya, l’affaire n’était pas soldée.

Dois-je faire confiance au mouvement spontané de mon imaginaire ? Peut-être que ces réflexions ne sont que conjectures. Je vous les livre néanmoins. Pour le simple fait que des années plus tard elles m’aient traversé l’esprit.

Oradour-sur-Glane, village du centre de la France. 1944. Défait, en fuite, l’envahisseur nazi entasse femmes et enfants dans l’église et l’incendie, se saisit des hommes et les fusille. J’y suis allé. La gorge se noue. Les larmes viennent. Suffocant. Impardonnable. Mais aujourd’hui, régulièrement, des délégations allemandes se joignent à des commémorations françaises pour célébrer ensemble le refus de cette épouvante, pour éloigner la haine, pour ressentir ensemble la vertu d’humanité. Et tout le monde en est apaisé. Aujourd’hui, la plupart des Français n’ont pas de mal à considérer les Allemands comme leurs cousins, leurs frères, leurs sœurs. Pareil dans l’autre sens.

Le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl rendent hommage aux centaines de milliers de morts de la bataille de Verdun, ville française alors assiégée par l’Allemagne.

Les gestes échangés entre le président français Charles De Gaulle et le chancelier allemand Konrad Adenauer, entre Mitterrand et Kohl, entre Merkel et Macron jalonnent le travail effectué par la France et l’Allemagne pour établir sans mensonge la paix des cœurs. Ce travail n’a pas été fait entre la France et le Mali, entre la France et l’Afrique. Pas de main dans la main d’un président français et d’un président malien devant le mémorial absent. Pas d’honneur rendu aux morts, aux ancêtres. Pas de consolation. Pas de brèche par où laisser vivre le pardon. Pas de tranquille dépassement d’une histoire dépassée. A Foukhara, pas de stèle, pas de deuil partagé. Juste cette distance glacée sans solution de dégel à l’égard d’un enfant de 22 ans tombé là, pacifique, un siècle après le drame, parce que le hasard de sa couleur et la consonance de son nom l’associent malgré lui au crime innommé, aux criminels innommables.

France est ma patrie-mère, ma mère patrie. Je l’aime comme on aime une mère, pour son visage qui n’appartient qu’à elle et qui est mien. Non pas la supériorité de ses traits : leur singularité. La vie m’a traité avec largesse, m’enrichissant d’une autre mère, Mali, qui m’allaite aussi depuis près de 50 ans. J’aime l’une et l’autre. Une mère, tu l’aimes même si elle a un vilain bouton sur le nez ou une jambe plus courte que l’autre. Je dis ça parce que je vais parler des boiteries de l’une et de l’autre et je ne veux pas qu’on en déduise que je les renie. Ni l’une, ni l’autre.

Le choc des souvenirs déborde le cas de Foukhara et heurte d’autres falaises. L’un des principaux chefs de guerre engagés dans l’invasion de l’ouest africain se nomme Archinard. Capitaine > colonel > général Louis Archinard. Les annales de guerre et sa propre correspondance ne laissent aucun doute sur son active participation aux atrocités de la conquête. Tout le Mali connait le nom de cet officier. En France, presque personne. Les colonisateurs avaient érigé une statue de bronze en son honneur, dans la ville de Ségou soumise par lui à l’empire français. L’indépendance avait renversé cette effigie de la conquête, l’avait jetée dans la cour d’un édifice public. J’étais allé l’y voir. J’avais trouvé ça juste, presque marrant. Puis par un détour de l’esprit qui n’a d’explication que tortueuse, le pouvoir malien décide un jour de la redresser, de l’ériger dans l’endroit le plus visité, le plus prestigieux de la ville, sur la rive du fleuve Niger jadis traversé par cet envahisseur et ses troupes pour l’assujettir. Il est toujours là, le gaillard, pimpant, coquettement repeint, régulièrement escaladé par des enfants joueurs, lavé de toute tache.

La statue de Louis Archinard à Ségou, ville malienne dont il conduisit l’invasion.

Ça, c’est côté Mali. Côté France se vit une désinvolture parallèle dont la principale manifestation est le fait qu’Archinard y est quasiment inconnu. Il y a néanmoins à Paris une rue du Général-Archinard. Cherchez ce vers quoi Google vous oriente lorsque vous tapez dans la case Recherche : « rue du général Archinard » et vous trouverez ça : Cette voie était précédemment la rue du Cimetière (sic), située autrefois sur le territoire de Saint-Mandé, annexé à Paris par décret du 18 avril 1929. En raison du voisinage du Musée des Arts africains et océaniens, un arrêté du 8 juin 1946 lui donna le nom du général Louis Archinard (Le Havre, le 11 février 1850 – Villiers-le-Bel, le 8 mai 1932), conquérant et pacificateur du Soudan français (actuel Mali).

Le pacificateur Louis Archinard comme chemin vers les « arts africains », vers le butin culturel des rapines coloniales, vers leur annexion aux rites muséaux d’Occident ? Ça ne s’invente pas. Mais il est vrai que cet ex-Musée des arts africains et océaniens, devenu Musée national de l’histoire de l’Immigration (ça ne s’invente pas), a été construit sous le nom de musée des Colonies à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931.  Changer la rue du Général-Archinard en rue de Ségou, comme il y a à Paris un square de Berlin et à Berlin une place de Paris ? Nommer le changement d’histoire ? Placer la statue d’Archinard dans un musée ? La conserver, non pas à la place d’honneur, mais en ineffaçable trace de l’histoire ? La remplacer par un monument dédié au respect de celles et ceux qu’a broyé la transgression du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Un monument que tous les amis de ce droit pourraient saluer l’esprit tranquille, Maliens, Français, tant d’autres ? Je sais, je lis que ce travail symbolique peut provoquer des crampes mentales qui résistent au raisonnement. Et c’est pourtant si simple, si doux.

Pardon de m’entêter dans mes conjectures. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un lien entre mon accueil réfrigéré à Foukhara et l’érection (sic) d’une statue d’envahisseur par les envahis, entre la réserve verbale de mes hôtes d’un soir et le « je ne veux pas savoir » qui en France, entoure les méfaits du pacificateur.

Monument parisien à la gloire de la « colonne Marchand », expédition destinée à augmenter la part de la France dans le partage de l’Afrique. Marchand a participé à l’invasion de Ségou sous les ordres d’Archinard.

Au Mali et sans doute ailleurs en Afrique, les générations passées ont souvent dû construire leur rapport à la France sur le mode de la ruse, du camouflage. Les mémoires du grand Amadou Hampaté Bah fourmillent de ces résistances camouflées sous une apparente docilité, de ces bulles d’indépendance protégées par l’obséquiosité du camouflage. L’érection d’Archinard sur le quai de Ségou en est en quelque sorte la pointe extrême, jusqu’à mouler les esprits sur un sentiment qui en France reste dominant et bloque les souhaitables évolutions à la franco-allemande : les villages incendiés, les exécutions de masse, les prisonniers offerts comme esclaves aux supplétifs africains de l’armée d’invasion, la banalisation du viol, l’abandon généralisé des enfants métis nés de ces crimes, détail ! Camouflage rendu nécessaire (cru nécessaire) par la conviction qu’on a de l’inébranlable centralité du dominant, de l’indépassable subordination du dominé. A quoi sert de remuer la merde ? Ce qui n’empêche pas de se consoler en tramant contre le colon, en catimini, petits crocs en jambes, petits coups fourrés, petits coups de dents : la « lutte finale » réduite à des morsures de souris (j’en garde quelques cicatrices !)

Maintenant, pardonnez-moi d’avancer une thèse qui n’est qu’une hypothèse, qui ne prendra vie que si elle s’enracine dans la vie. Je pense que l’exaspération de plus en plus tranchante et affirmée de la jeunesse malienne vis-à-vis de la France n’est pas une mauvaise nouvelle. Pas une mauvaise nouvelle pour la France. Qu’elle est presque une invitation. Qu’elle indique une issue pour sortir de cette poix.

Les jeunes Maliens d’aujourd’hui, contrairement à leurs aînés, ne se vivent plus à la périphérie du monde. Ils ne cherchent pas à ressembler à un centre qui jour après jour retrouve, par force, la belle destinée de n’être qu’un canton d’humanité. Ils n’ont plus l’aigre ressentiment maquillé de sourires qui accompagna longtemps cette recherche sans issue et que j’ai souvent croisé[5]. Ils ont des envies, pas de modèle. Quand ils prennent leur smartphone et qu’ils ont suffisamment de jetons pour s’acheter de la connexion, ils sont plus que personne experts dans la navigation à travers une planète en réseau dont « le centre est partout et la circonférence nulle part ». Ils voient.

La France officielle croit toujours que son Afrique gravite autour d’elle et c’est palpable. La France officielle n’invite pas l’Afrique, elle la convoque. A Pau. Au consulat. Aux cérémonies qui entourent les manifestations de sa bienfaisance. Elle défend à juste titre sa langue si souple, si gracieuse, mais apprendre la langue des peuples au milieu desquels elle vit quand elle vit au milieu d’eux, perte de temps :

  • A quoi ça va me servir ?

On est tenté de répondre une banalité : ça va te servir à parler, à entendre.

  • Parler à qui ? Aux analphabètes qui n’ont pas l’élégance de parler ma langue ? Entendre quoi que mes tombereaux d’experts ne m’ont pas déjà savamment expliqué ?

Le devoir d’intégration est à sens unique. Pour les Maliens qui vivent en France, oui. Pas pour les Français qui vivent au Mali. Les atours si divers et parfois si somptueux dont s’habillent les enfants de la culture mandingue sont assignés à la catégorie anhistorique de vêtements traditionnels. Quand un Malien sort en costume cravate, il indique qu’il appartient au monde moderne et si un Européen – un blanc – porte un boubou ou une chechia, il se déguise…

J’ai choisi à dessein mes exemples dans la vie quotidienne. Ils sont légion. Mais la réticence historique à dépasser cette histoire de domination et à nous faire ensemble le présent d’une destinée vraiment fraternelle touche aussi, bien sûr, à la politique. Que la France s’autorise à dispenser ses leçons sur la façon de traiter la question touareg, qu’elle dispose sa diplomatie et ses forces militaires de telle sorte que la balance penche pour sa solution lui parait dans l’ordre des choses. Dans la question Corse, le Mali n’a pas la parole. Plus d’un tiers de l’uranium importé par la firme AREVA pour faire fonctionner les centrales nucléaires françaises et apporter la lumière jusque dans le plus petit village de France provient du Niger. Mais au Niger, seulement 13% des gens ont accès à l’électricité. En France, quand une tempête ou un glissement de terrain coupe momentanément le courant dans un quartier ou un village, l’exaspération est immédiate, immédiatement relayée par les médias. En Afrique, elle monte.

Mines d’uranium au Niger, principal fournisseur du groupe AREVA

Une expression française concentre dans une image saisissante l’hypersensibilité des consciences et des cœurs à des circonstances devenues insupportables : écorchés vifs ; ils réagissent comme des écorchés vifs. C’est ce que je constate de la part de beaucoup de Maliennes et des Maliens d’aujourd’hui, les jeunes surtout, face aux mille signes de domination qu’on n’a pas pris le temps et qu’on n’a pas eu le courage de déraciner.

Tant que la domination dominait avec puissance, la ruse et le petit jeu avaient de l’avenir. Maintenant que la recomposition du monde l’anémie, les camouflages se lézardent. Ces écorchures laissent apparaître au grand jour les frustrations qu’ils camouflaient, les mettent à vif. Je dis que c’est peut-être une bonne nouvelle, peut-être un premier pas dans la bonne direction. Je dis que la France, celles et ceux qui l’aiment ont des raisons de prendre ce retour de vérité pour un bon symptôme. Certes, souvent, les écorchés vifs n’évitent pas les délires paranoïdes qui les déportent loin de la vérité. La banale photo d’un officiel malien serrant la main d’un officiel français à l’occasion d’une cérémonie tout aussi banale qu’officielle peut courir sur les réseaux comme preuve irréfutable de trahison d’un côté, de manigance diabolique de l’autre. Les nerfs à vif vont avec les mouvements brusques, mais le complotisme est une impasse. Alors que se fait jour la clarification que j’ai décrite, il brouille à nouveau les cartes. Dépenser son énergie à interpréter le moindre accident de parcours par des machinations machiavéliques de « la France » la détourne de l’essentiel : discerner par des analyses rationnelles la torsion que les déséquilibres hérités de la domination imprime au cours des choses ; rétablir rationnellement l’équilibre.  

C’est possible. Il y a un signe qui ne trompe pas. Tu vis au Mali, tu es blanc, tu es Français, tu te comportes normalement dans ce qui est au Mali la vie normale, nul ne songera à te charger des fautes de tes pères, disons de tes oncles (d’ailleurs, une part de tes pères, tes mères, de tes oncles, tes tantes se sont en France dressés contre la trahison du droit des peuples à se construire par eux-mêmes). Tu rencontreras même une sorte de reconnaissance, reconnaissance d’être reconnus. La jatigiya fonctionnera alors à plein, et avec bonus. Le gîte et le couvert, comme ça se doit, comme à Foukhara, mais les sourires en plus. La ridicule hiérarchisation des races et des nations, on en blaguera avec toi, tu en blagueras avec tes interlocuteurs, comme l’institution si fine de la sinankuya[6] invite à le faire. On en fera un jeu propitiatoire, une issue. France officielle n’est pas toute la France. Longtemps isolés, les amitiés fraternelles, les amours, les mariages, les enfantements, les libres engagements, les immersions vraies se répandent. Le déséquilibre subsiste parce qu’il dépasse la bonne volonté des individus. Mais il est mité par la multitude des situations où tant bien que mal, la vie concrète le conteste.

J’avais 9 ans en 1960, année de l’Indépendance du Mali. Nul ne peut raisonnablement me reprocher quoique ce soit dans les atrocités commises cent ans plus tôt. Je crois à la responsabilité individuelle et ne ressens aucune culpabilité pour ces crimes. Mais je bénéficie de la sécurité sociale. Cette lumineuse invention politique née de la France populaire, de la France occupée, de la résistance à l’occupation a deux versants. Un versant prophétique : la santé des humains n’est pas une marchandise. Un versant obscur : l’assurance sur laquelle les Français s’appuient pour protéger leur santé a aussi été rendu possible parce que toute la richesse marchande du monde s’est pendant des siècles accumulée au centre de l’empire, parce que pendant des siècle les Africains déportés, vendus, puis administrés par cet empire ont cotisé sans bénéficier.

On fait quoi ? On laisse aller ? Laisser les vagues manger les barques pleines d’aspirants à l’accès aux soins, s’habituer à leur engloutissement, interdire dans la loi l’action des sauveteurs ? Laisser les maladies non transmissibles aux blancs ravager les familles d’Afrique ? Entretenir sans vergogne le système-Archinard ?

D’autres options sont imaginables. Par exemple une sécurité sociale mondiale où chaque État cotiserait en fonction de sa richesse marchande. Au moins ce pas vers l’effacement des menaçants déséquilibres internationaux qui donnent le vertige à l’avenir… Repentance pour des crimes qu’on n’a pas commis n’a pas grand sens. Réparation des captations d’héritage construit l’avenir.

Sur ces questions, oui, la jeunesse décomplexée du Mali a désormais les nerfs à vif. Elle défile avec des pancartes où on lit France dégage et des drapeaux russes brandis non par la foi dans les vertus christiques de Vladimir Poutine, mais pour mettre les nerfs de la France à vif. Pour partager la brulure des nerfs à vif.

Changeons de partage. Offrons enfin à notre monde le comblement des crevasses matérielles et symboliques laissées par les invasions d’avant-hier. Les objurgations anti-France qu’on entend dans les grins de Bamako répondent désormais sans roublardise à l’inconfort du déséquilibre, mais elles consolent mal. Les remugles impensés de la morgue impériale patinent désormais dans le vide. Ils n’impressionnent plus, n’ont plus la puissance qu’il faut pour que les impériaux s’y adossent confortablement. Parions que ces vacillements entrouvrent la voie d’un autre destin.

Rendre à Foukhara les joies tranquilles de la jatigiya ?

Au travail !

PS/ Frères, sœurs de Foukhara, je n’oublie pas qu’en dépit de tout, vous m’avez offert un toit et un plat. Merci !


[1] La jatigiya, habituellement traduit par hospitalité, est un des piliers institutionnels des sociétés du Manden. Beaucoup des institutions de cette civilisation font obligation aux communautés et aux individus d’ouvrir à chacune et à chacun le moyen de faire société avec son entourage quel qu’il soit, d’y trouver sa place, de s’en sentir partie prenante et d’en partager le destin. C’est le cas de la jatigiya vis-à-vis des étrangers (dunanw).

[2] Egalement orthographié Foukara.

[3] Ancien pays de l’Ouest du Mali dont les habitants parlent la langue Khassonké.

[4] Terme usuellement traduit par chef de village, mais qui signifie plutôt responsable de la cité et s’applique aux autorités endogène de toutes les localités, grandes ou petites.

[5] Les attitudes que j’évoque ici concernent le Mali officiel face à la France officielle. Pas tout le Mali officiel. Pas toute la France officielle. Pas la masse d’un peuple de cultivateurs, d’éleveurs, de commerçants, d’artisans peu touchés et peu tentés par l’occidentalisation.

[6] La sinankuya, (mal) traduite par les ethnographes comme parenté à plaisanterie, est une institution de résolution des conflits, dont une des armes est de les faire savamment passer à la plaisanterie.

10 réflexions sur “De quoi le slogan « France dégage » est-il le symptôme ?

  1. Bonjour Jean-Louis, Merci pour ce nouvel article plein de bon sens et de réflexions. Du bon sens toujours généreux avec le souci de mieux comprendre et de rapprocher les peuples et les individus. J’aime critiquer tes articles, même si cela reste confus et intime, même si cela ne dure que le temps de parcourir tes lignes.Ecrire demande un temps et une concentration supplémentaire et de vaincre les peurs de l’inculture, de l’inexpérience, et du dévoilement de sois-même et faire tomber son masque social est un risque grave. Mais pourquoi est-ce que l’écriture devrait rester unilatérale ? N’est-ce pas un prétexte au dialogue ? N’attend-elle pas une contradiction ? Tu me connais comme un agitateur culturel dans un théâtre à Château-Rouge, et je n’ai pas ta connaissance et la profondeur de ta réflexion mais peut-être qu’un point commun nous relie à savoir un certain humanisme non conventionnel, avec un amour réel pour les cultures et pour quelques personnalités africaines. L’illusion et la naïveté sont souvent nos guides inconscients comme l’a été ton parcours initiatique sur la piste de tes 22 ans. Mais nous avons l’âge de relire le passé à la bougie de notre vécu et les vielles flammes éclairent notre jeunesse. Voila ce que je voulais partager avec toi en toute honnêteté et sur le mode de la discussion amicale, sans égo ni condescendance, et avec respect. 

    France dégage : cet impératif, slogan du raz le bol, dénonciation de la mauvaise gouvernance, désir de rupture, défoulement nocturne, conscientisation adolescente, marquage anti occident, griffe à la colonisation et rappel de l’esclavagisation, rancune exacerbée, intérêts économiques et commerciaux, déstabilisation politique, où acte patriotique, est écrit en grand et en rouge sur les murs de Dakar.

    J’habite depuis 5 ans dans un village de pêcheurs à 40km de Dakar où il n’y a pas ce genre d’écriture, mais je reste chaque fois perplexe, lorsque je lis cela en arrivant dans la capitale, entre l’acquiescement et le rejet.

    Dans ma sérénité sénégalaise, je reste un observateur amusé mais notre actualité politique reste inquiétante, et sans vouloir juger de manière péremptoire, je suis assez d’accord malgré les risques encourus. J’ignore si c’est une invitation pour la France, mais c’est une chance à prendre pour la jeunesse Sénégalaise qui a peut être enfin trouvé son modèle du côté du Rwanda où le Président Paul Kagamé applique ce programme. Merci pour ces instants de réflexion. Hervé Breu

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    • Merci Hervé, j’étais vendredi soir au Lavoir Moderne Parisien, le beau lieu gorgé de sens que tu as conduit pendant tant d’années, pour une représentation de « Dans la solitudes des champs de coton » où un enfant du Mali et un enfant de France (un peu avancé en âge malgré tout !) nous faisaient avec brio entrer dans les mystère du désir et de l’existence humaine. Moi aussi « France dégage », ça me dérange. Moi aussi je rentre heureux dans la maison bamakoise que je partage avec deux amis et leur famille, deux de ces jeunes artistes qui disent le Mali décomplexé d’aujourd’hui. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais mon expérience et ce que tu dis de la tienne nous assure que le pire n’est pas certain, que le dépassement de cette longue histoire inachevé de la domination coloniale est possible. Au travail !

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  2. Merci pour ce beau témoignage et bravo pour la belle réflexion que vous en tirez. Si les officiels de la République voulaient faire de la réconciliation entre les Africains et la France un rêve avec les moyens de l’atteindre, ils l’auraient fait – comme ils l’ont fait avec l’Allemagne. Malheureusement, nulle part n’apparaît cette volonté. Sans doute qu’il faut croire que celui qui refuse de se repentir cherche à garder la possibilité de continuer ses forfaits. Encore merci et bravo !

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  3. Merci pour votre réflexion. Le rêve dont vous parlez concerne aussi la réconciliation de la France avec elle même, l’honneur à rendre à nos pères et nos mères qui ont fait la richesse du pays par leur travail forcé dans les champs de coton et de canne à sucre où ils avaient été déportés, l’affection à donner à nos fils et nos filles dont la couleur n’est pas « gauloise ». Cet apaisement national est lié au rééquilibrage de nos relations internationales. Travaillons-y. Ce n’est pas perdu d’avance.

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  4.  » Le pire n’est pas certain… »
    Jean – Louis, la Russie n’est pas une alternative, je pense.
    Les relations de couple c’est souvent comme ça.
    Je trouve que d’ailleurs c’est une Fraternité et comme chez nous on le dit  » Baden kala b3 si si a t3 m3n3  »
    <>
    D’où pour moi la nécessité de s’asseoir sous l’arbre de Palabre et discuter de que faire pour accorder la fratrie s’il le faut.
    Entretenir et s’il le faut embellir d’avantage la galerie , l’histoire qui nous et pouvoir regarder de face ses statuts et pas de les déboulonner.
    Les pages de l’histoires ne sont pas écrites avec le sang pour être jetter dans les oubliettes mais d’être commémorer tels l’image d’illustration de ces deux chefs D’État main dans la main .
    <> , l’image définit tout et que les jeunes prennent réellement le temps d’apprendre l’histoire, et revendiquent pas à la solde des politiciens mais prouvent que nous vous suivons dans la rue avec des slogans dont on maitrise le sens et on sait la finalité.
    Je m’excuse mais je ne peux jamais m’exprimer sans décrier l’instrumentalisation de la jeunesse qui elle même a son avenir pris en otage par ces vieux briscards de la politique qui ne pensent qu’à leur poste.
    Actuellement je pense qu’étend jeune, j’ai plus à gagner avec le fils de Jean Louis et qu’ensemble on en tire des leçons de ce que Jean Louis a vécu, vu et su su Mali et qu’on ajoute les récits de mon père qui est de 1955.
    Ensemble nous deux on définisse un chemin qui nous évite de tomber dans les mêmes erreurs ( pas de nos parents, je peux dire de nos grands parents).
    Et mous à notre tour nos enfants heriterons d’un demain meilleur.

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  5. Merci Jean Louis pour ces réflexions qui nous plongent, s’il le faut, dans les contradictions historiques vécues depuis des centenaires.
    Aujourd’hui avec le métissage et le brassage des cultures, nous avons le devoir historique de taire ces haines historiques, de nous unir africains et Européens, d’oublier le passé anté, colonial et post colonial dans le seul but de construire ENSEMBLE un Monde habitable, vivable, de paix, pour nous et les générations après nous.
    C’est en cela que je trouve l’importance de la culture, notamment du théâtre – bravo à BlonBa au passage – dans la transmission de valeurs aux jeunes de toutes origines (africaines, européennes).
    Je serai ravi qu’on échange davantage sur ces sujets et pourquoi pas, de partager quelques réflexions sur mon blog (joseahodode.com).
    Au plaisir de continuer la conversation dans le cadre du GIAf…

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