TIGIYA vs PROPRIETE – fécondes frictions entre les langues française et bamanan[1]

Si l’on interroge un locuteur de la langue bamanan (Mali) sur l’équivalent du mot français « propriété », on provoque généralement la perplexité. Puis vient le plus souvent une proposition mal assurée : « Peut-être Tigiya[2] ? ». Tigiya : le fait d’être « tigi » de quelque chose, lien d’appartenance. Tigi = propriétaire ? Oui et non. Taxi tigi peut à la fois désigner le chauffeur du taxi, souvent salarié, et celui à qui le véhicule appartient… Qu’est-ce que cache ce jeu des mots, ce jeu, ce flottement entre les mots, entre les langues ? Que nous dit ce frottement de la façon dont nos civilisations parlent et meuvent le monde chacune à sa façon ? Ce type de débat lexical anime souvent les longues conversations vespérales qui me réunissent régulièrement à mon ami Richard Toé, chez lui, dans le quartier bamakois de Faladiè. Ils sont le soubassement d’une conférence à deux voix proposée en inauguration d’une quinzaine intitulée « A la croisée des chemins » et consacrée à l’impact des cultures des pays d’émigration sur les pays d’accueil[4]. (17 novembre 2017, Université du Mali, Faculté des lettres et sciences humaine, Kabala).

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Quels concepts et quelles lois protègent « ce qui est à moi » ?

Propriétaire. Propriété. Ces mots français ont transporté jusque dans nos temps post-modernes la brutalité du droit de l’appropriation tel que le brutal empire romain l’a consacré il y a deux millénaires. Je puis user, abuser et tirer profit de ce qui m’appartient, mes chaussures, mon champ, ma récolte, mes esclaves. Usus, abusus et fructus. Le capitalisme est enraciné dans cette relation impérieuse à la Nature, aux gens, aux animaux, aux choses. Pour prospérer dans ses règles, il faut se rendre propriétaire d’une mine, d’un atelier ou d’une rizière, de la force de travail qui permet de les exploiter, des circuits de commercialisation qui transformeront les biens produits en valeur financière, etc. Le capitaliste doit impérativement en être propriétaire « à la romaine », c’est-à-dire se donner le « droit » d’en user autant que possible, d’en abuser si possible, d’en tirer le plus de profit possible. La propriété à la romaine est une des colonnes vertébrales de l’aventure impériale de l’Occident, de sa prospérité mal partagée, de sa puissance, de ses gloires comme de ses ravages.

Il n’existe pas de terme équivalent, de terme superposable au mot français « propriété » dans les langues du Manden (l’inverse non plus).

Elles peuvent bien sûr en expliquer la substance. Les langues ne sont pas étanches les unes aux autres. Mais il leur faut alors user de périphrases. Le plus souvent, on saute l’obstacle et on passe tout simplement aux langues « officielles », langues d’Europe. On s’en remet sans trop de scrupule de pensée (sans y penser ?) à la soi-disant exemplarité du monde « moderne » qui aurait « fait ses preuves », par exemple en s’imposant par la supériorité de ses armes à l’Afrique de la tigiya. Toutes les Constitutions, toutes les législations des pays de cette zone sont rédigées en langues européennes, consacrent le droit romain de la propriété.

« Propriété » contre « responsabilité » ?

Su kora. La nuit est tombée. J’arrive chez Richard avec cette interrogation terminologique. Il y a réfléchi depuis longtemps. Sa fréquentation du mouvement nko[5], qui s’est fait une spécialité de ces enquêtes linguistiques, l’a rompu à l’exercice : « Tigiya pour propriété ? Non ! S’il existe une notion française qui approche ce que tigiya signifie, rends-toi plutôt du côté du mot responsabilité ».

Ainsi, selon Richard, le propriétaire du taxi et celui qui transporte la clientèle en partageraient non la propriété, mais la responsabilité ? Ce que l’empire occidental sacralise sous le concept de propriété ne serait qu’une des formes, qu’une forme relative, non exclusive de la responsabilité ? Eclairant ! La conversation prend feu. Dugutigi. La traduction usuelle de ce mot composé est « chef de village ». Mais dugu ne signifie pas village, au sens français de « petite agglomération rurale ». Bamako, Ségou ou Kayes, métropoles urbaines, sont le dugu de leurs habitants. Dugu : cité, au sens politico-territorial du mot français ? Dugu tigi, propriétaire de la cité ? Clairement non. Responsable de la cité ? Responsable de la cité vs chef de village ? Tiens, ce n’est plus tout à fait la même chose.

Le dugu tigi n’est résolument pas propriétaire du sol (autre acception du mot dugu) dans le sens que le droit romain donne à la notion de propriété. Il exerce par rapport au sol une certaine responsabilité. C’est lui qui le répartit entre ceux qui en ont besoin pour cultiver, qui vont ainsi devenir foro tigi, responsables du champ, de leur champ. Responsabilités qualifiées, partagées.

Jusqu’à kun tigi, si proche de « chef », puisque kun est la racine de kungolo, la tête, le « chef » de couvre-chef. Le kuntigi n’est pas « le chef », « la tête ». Il est le tigi, le responsable de ce qui conduit la communauté, responsable de la manière dont elle est conduite, dont elle se conduit. Jamana kuntigi, non pas maître du peuple, non pas tête du peuple. Responsable de la conduite du peuple ? Président ?

Tabali tigi, responsable de la table, ji tigi, responsable de l’eau, misi tigi, responsable de la vache, pour toutes les responsabilités successives qui protègent et utilisent à bon escient ces différents biens.

Cousinage entre « valeur d’usage » et tigiya ?

Il y a, dans la tension que porte cette représentation de l’appropriation quelque chose qui fait penser au concept marxien de la valeur d’usage et des formes de propriété d’usage que le droit occidental lui-même concrétise parfois. Un bien appropriable par son « usager » sous réserve que celui-ci s’en serve pour un usage approprié à la nature du bien, pour ce en quoi il est un « bien d’usage » utile à un être humain. Cultiver son champ pour se nourrir (usus), non pas l’empoisonner par caprice (abusus), non pas en faire un moyen d’accaparement ou d’exploitation d’autrui (fructus).

N’oublions d’ailleurs pas qu’en amont de la transmutation des biens en « propriétés », des continents entiers de notre réel ne sont pas appropriables, pas privatisables par des individus ou des groupes, soit pour des raisons techniques, soit du fait des résistance aux dommages que cette forme d’appropriation porte en elle. La lumière du soleil et la personne humaine. La qualité de l’air ou l’éclairage public.

La sacralisation animiste de beaucoup de ces biens est une des formes historiques par laquelle se représente et s’exprime cette conception de l’appropriable et de l’inaliénable. La croyance dans la mutualisation de certaines fonctions sociales et de l’accès aux biens qu’on en attend – la sécurité sociale, l’école gratuite – en est une autre forme. De grandes thématiques écologiques – l’usage responsable d’une nature dont nous sommes et dont dépend notre survie – traversent désormais toutes les formations sociales, conduites à inventer les mots pour les dire quand elle n’en disposaient pas dans leur héritage. Par exemple le néologisme « écologie ».

Quand j’ai mis pour la première fois les pieds à Bamako, j’ai été surpris par le terme français que les gens employaient pour désigner leur cour et leur habitation, le terme de « concession ». Je compris plus tard que cette dénomination qualifiait une forme particulière d’appropriation, appropriation d’usage d’un sol qui n’était que « concédé », qui n’était pas privatisable sous la forme du droit romain de la propriété (so tigi = concessionnaire, dépositaire de la maison ?). L’idée que le sol de notre planète est un bien commun est en réalité très répandue. Un grand nombre de civilisations le vivent comme une évidence. Le sol nous est confié et ce n’est pas notre travail qui l’a produit. En l’occurrence, la réglementation foncière établie dès le temps colonial en prend acte. En attendant, pour ce qui concerne l’usage du terrain, la cour « concédé » à un habitant de Sikasso pour y vivre avec sa famille rend les mêmes service que l’acte de propriété d’un Perpignanais sur son appartement.

Titres fonciers : assurance sur l’avenir ou déstabilisation de la société

Et puis se répand un raisonnement qui pourrait faire date dans l’histoire des idéologies. Sous la pression des institutions financières internationales et de l’ordre économique régnant émerge l’idée que la propriété « à la romaine » serait la seule forme d’appropriation vraiment sûre, vraiment pérenne, seule de nature à permettre vraiment de faire des projets économiques d’avenir. S’engage alors une propagande qui prend, en ville notamment, des formes un peu surréalistes. Les bénéficiaires de concessions, pourtant déjà habitables, héritables, cessibles, sont fortement incités à acquérir un « titre foncier » leur conférant, sans véritable avantage supplémentaire, une prétendue sécurité dont leur actuelle « concession » serait dépourvue (dont on l’a dépourvue ? dont on va la dépourvoir ?). C’est bien entendu moyennant finances. Moyennant aussi l’édification d’un nouvel étage dans l’édifice de la corruption. Ce tour de passe-passe ne peut fonctionner qu’en fragilisant artificiellement l’ancien mode d’appropriation, en le rabaissant, en le rétrogradant au rang des vieilleries exotiques, des coutumes « traditionnelles », notion forgée pour distinguer les institutions africaines de celles importées par l’empire. « Traditionnel » contre « moderne ». Défaut d’Histoire contre progrès continu… Par centaines, des Bamakois achètent ainsi à grand frais une maison qui leur appartient déjà.

imagesLa concession urbaine gardait la trace, révisée et embrigadée par l’administration coloniale, des formes instituées par l’Histoire du Manden dans l’attribution des sols. Dans les campagnes, la répartition des terres agricoles restait globalement sous la responsabilité partagée de l’attributeur institué, le dugu tigi, et de celui qui en obtenait l’usage, le foro tigi. Mais le nouveau cours a franchi la limite des zones urbaines. Ce sont les paysans à qui l’on explique désormais que le terrain qu’ils cultivent doit répondre comme toute chose à la règle d’airain de la seule propriété qui vaille, celle qui donne tout pouvoir au propriétaire sur le bien qu’il possède. Loin des villages, de distingués économistes dissertent sur les bienfaits d’une modification censée donner confiance aux paysans d’abord, aux investisseurs surtout, et ouvrir la perspective d’une modernisation de l’agriculture. Sur place, on a des paysans qui peinent à payer les ordonnances médicales de leur famille et à qui l’on vient proposer des sommes qu’ils n’ont jamais vu passer entre leurs mains en prix de leur outil de travail. Certains cèdent et viennent grossir les rangs des paysans sans terre, une occurrence que les règles institués de tigiya rendaient jusque là plutôt rare. On voit pousser dans la campagne de petits panneaux indiquant que tel terrain déserté par l’activité humaine appartient désormais à M. Karisa, à Mme Karimaasina ou à la société NETADO. Les exemples de cupidité et d’inégalités galopantes sont aujourd’hui suffisamment répandus pour que chacun trouve dans son environnement de quoi imaginer les conséquences sociales possibles de cet écrasement de tigiya par propriété. Tigiya interdisait la cession des terres à des sociétés anonymes sans aucune autre responsabilité sur le sol où vivent les humains que d’engraisser les actionnaires. Les « titres fonciers » l’encouragent.

Des convergences à l’oeuvre

Pourtant, même sur une ligne de fracture aux arêtes apparemment si acérées, la conversation des cultures a sans-doute son mot à dire. Peut-être qu’elle est déjà engagée. La mondialisation post-moderne est en train de rebattre les cartes et produit de puissantes convergences

Convergence sociale. Une des causes et un des effets de la brutalité contenue dans la propriété à la romaine est la résistance qu’elle provoque quand elle mord sur la frontière constituée par la personne humaine que les « droits de l’Homme » ont rendu juridiquement inaliénable, et aujourd’hui sur une autre frontière, celle au delà de laquelle nous rendons la nature inhabitable. Cette résistance, quand elle s’impose, se traduit elle aussi par du droit – par exemple l’abolition de l’esclavage ou le code du travail, par exemple l’accord de Paris sur le climat. Elle émousse la brutalité d’abusus et fructus, lui substitue une certaine douceur, une certaine harmonie, de l’humanité. Ainsi, les classes dominées et les mouvements progressistes du monde occidental ont significativement érodé les angles de la propriété « à la romaine ». On peut humer un parfum de tigiya dans le slogan révolutionnaire qui accompagne les révolutions agraires : « La terre à ceux qui la travaillent ». La terre à ceux qui en assument un usage responsable ? Dans des formes et dans des mots chaque fois marqués par leurs singularités historiques, les différentes communautés humaines engagées l’action pour la justice sociale ont des choses à se dire.

Convergence écologique. On en a un exemple suggestif dans l’actualité : la rencontre inédite de la nation Sioux et des militants écologistes américains pour contrer un projet d’oléoduc menaçant pour l’environnement, le Dakota Access Pipeline. Cette convergence rend manifeste une capacité nouvelle à joindre dans l’action commune des groupes humains dont les représentations et les mots conservent les traces d’histoires bien différentes. Les rites des Sioux pour s’accorder avec la terre-mère et les argumentaires chiffrés des écolos s’ajoutent sans se hiérarchiser, deux façons de voir, de dire, de faire, d’éveiller les énergies nécessaires à l’action collective, deux façons perméables l’une à l’autre, dans les deux sens. Cette rencontre encore tâtonnante entre univers de pensée traverse désormais bien des comportements, bien des imaginaires grâce auxquels se concrétise le retour à un respect responsable des rythmes de la nature.

Convergence politique. L’appropriation irresponsable de valeurs marchandes caractérise le capitalisme financiarisé d’aujourd’hui. Le léger déplacement qui s’opère quand on emploie la notion de tigiya plutôt que celle de propriété met un étrange relief sur des événements comme la crise des subprimes. Ces châteaux de cartes financiers sont marqués de A à Z par la plus totale irresponsabilité. Seuls le goût du jeu et l’appât du gain en guident le désordre : c’est à moi, j’en fais ce que je veux et la propriété me délie de toute responsabilité autre que mon bon plaisir ! Les dix plus grosses fortunes du monde totalisent un patrimoine équivalent à celui des 3,5 milliards d’humains les moins dotés en richesse marchande. Ces inégalités vertigineuses, absurdes, dépossédées de tout sens humain, déconnectées de toute jouissance pensable révoltent de nombreuses personnes sous toutes les latitudes… Injecter un peu de tigiya dans tout ça ? Gageons que c’est tentant, même au delà des côtes africaines.

Un partage équitable du butin des temps passés devient possible

Convergence technologique. Il existe un rapport indubitable entre la conception romaine de la propriété, son indéniable efficacité marchande, sa rationalité brutale mais concrète, son appétit pour les progrès scientifiques et technologiques susceptibles de mettre sur le marché de nouveaux produits. L’essor du monde occidental lui doit beaucoup. Le butin technologique accumulé au cours des cinq derniers siècles est impressionnant. Avec l’informatique et l’internet, il se répand de façon fulgurante sur tous les cantons de la planète. Le villageois malien et le banlieusard français cousinent sur youtube. Le réseau pointe son nez sous la centralisation impériale. La « propriété intellectuelle » et la confiscation des connaissance sont ébranlées. Les hackers et les partageux redistribuent les cartes. Le temps de la résilience est-il venu ? Va-t-on vers un partage pacifique et responsable des immenses richesses de la connaissance et de l’information, un temps parquées dans les espaces élyséens du centre de l’empire, aujourd’hui potentiellement à disposition de tous ? C’est techniquement possible, politiquement pensable, socialement à l’œuvre. Fécondité nouvelle de la rencontre entre propriété et tigiya ? Invention de formes inédites d’appropriation ? Respect, échange, cousinages entre univers de représentation désormais tissés de nombreux fils communs, voués à évoluer ensemble sans perdre leurs singularités ?

L’enquête continue.

LIRE AUSSI – UNE CONFERENCE TRADUITE EN LANGUE ALLEMANDE SUR UNE THEMATIQUE PROCHE : Beitrag von Jean-Louis Sagot-Duvauroux im Rahmen der Plattform Kulturelle Bildung „Das visionäre Potenzial der Kunst – Kunst und Kulturelle Bildung im Kontext von Flucht, Ankommen und Zukunftsgestaltung“, am 23. September 2016 in der Stiftung Genshagen.

 

NOTES

[1] Bambara (Mali)

[2] Prononcer tiguiya

[3] Prononcer tigui

[4] Une initiative des ambassades de France et d’Allemagne avec l’Institut français du Mali. Programme téléchargeable sur le site de l’Institut Français du Mali https://www.institutfrancaisdumali.org/ (Ce texte n’est pas celui de la conférence, mais une première approche de la thématique)

[5] Le mouvement nko a été fondé au milieu du XXe siècle par Souleymane Kanté, inventeur d’une écriture adaptée aux langues du Manden, qui a passé son existence à recueillir les savoirs endogènes de cette région du monde. Le nko publie de nombreux ouvrages, souvent plus diffusés et plus lus que l’édition en langues européennes.

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