Politiques culturelles – EN FINIR AVEC LES SÉQUELLES IMPENSÉES DU SUPRÉMATISME BLANC

VISIO-CONFÉRENCE / ESPACES MARX AQUITAINE / 28 JUIN 2020

Construisons une mondialité culturelle

A l’invitation d’Espaces Marx Aquitaine et de son infatigable animateur Dominique Belougne, j’ai donné le 28 juin dernier une visio-conférence sur les thèses que développe mon dernier livre : L’ART EST UN FAUX DIEU / Contribution à la construction d’une mondialité culturelle. Cette réflexion est en grande partie le fruit de décennies d’action culturelle et de création artistique entre France et Mali, parcours que j’évoque en avant propos de la conférence. Elle invite, à partir d’exemples très concrets, à prendre conscience de la façon dont nos représentations, nos institutions, nos paradigmes culturels ont été structurés par les 500 ans de domination occidentale, domination dont le noeud idéologique est l’invention de la race blanche catégorie consacrée forme aboutie de l’humanité, avec pour corollaire la rétrogradation des autres au rang de sous-humains voués à servir la race supérieure, au mieux à la singer. Cette structuration raciste, que d’autres nomment « racisme systémique », est très largement impensée et du coup partagée sans en avoir conscience, y compris par des antiracistes engagés, y compris par celles et ceux que cible le racisme. En décrire et en comprendre les mécanismes donne des forces pour aller vers son dépassement. Ce travail de l’esprit converge avec les soulèvements consécutifs au lynchage policier de George Floyd, soulèvements ciblant expressément ce qu’ils nomment racisme systémique et que mon livre tente de décortiquer dans le champ stratégique de la culture.

 

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Vient de sortir L’ART EST UN FAUX DIEU 

4e de couverture

Que vaut un tableau de maître – objet symbolique destiné à ouvrir l’imaginaire de celles et ceux qui le voient – quand il est placé dans la nuit d’un coffre-fort ? Que dit la fétichisation qui permet d’en faire un bon placement ?
L’auteur y lit la métaphore d’une modernité occidentale épuisée. Il propose une franche rupture avec ces croyances en s’appuyant sur une petite foule d’expériences vécues.
Cet ouvrage est alimenté par son engagement artistique entre Europe et Afrique. Réflexion décoloniale assumée. Remise en cause sans détour de ce qu’est devenu en France l’appareil culturel d’État.
Désacraliser les paradigmes occidentaux de l’art, passage obligé si l’on veut ouvrir la voie vers une vraie conversation des cultures ?

« Ce que la figure de l’Art fétichise est un espace historique, singulier, de la conversation dans laquelle les humains inventent leur humanité. En fétichisant cet espace, c’est-à-dire en l’universalisant, en le dé-singularisant, la figure de l’Art stérilise la possibilité ouverte à l’Occident comme à tous : se dire à soi-même, converser avec les autres. Il se fait le verrou hautain d’un emprisonnement généralisé dans la forme du monde voulue par la domination occidentale. Le verrou est la fétichisation de la trace, non pas ce qui a tracé la trace. Rompre la digue pour retrouver la liberté des flots, leur inclination à la confluence, leur capacité à fertiliser les sols et à déchausser les idoles. Déverrouiller. »

Pour en savoir plus et commander le livre : https://www.jacquesflamenteditions.com/411-lart-est-un-faux-dieu/

« RACISME SYSTEMIQUE », RACISME SANS MECHANTS ?

« Racisme systémique ». L’expression est entrée dans le langage commun à l’occasion des soulèvements antiracistes provoqués par le lynchage policier de George Floyd. Elle suggère l’existence d’un racisme qui ne prendrait pas racine dans la méchanceté des personnes (elle aussi joue son rôle), mais dans l’organisation même, dans la structuration du système. Ce racisme existe. Son « isme » se rapproche de celui par lequel on désigne le système où règne le capital : capital-isme. Rac-isme : système d’organisation sociale et de représentations idéologiques fondé sur la croyance dans l’existence des races humaines, dans leur hiérarchisation. La matrice de ce rac-isme structurel est un événement massif et pluri-séculaire : la conquête et l’assujettissement de la totalité de la planète par une poignée de nations européennes ; la justification de cette conquête par l’invention d’une race blanche prétendue supérieure à tous les autres humains ; la croyance dans la vocation de cette race à unifier et à conduire l’histoire humaine. Mon dernier livre – L’art est un faux dieu / Contribution à la construction d’une mondialité culturelle – explore la façon dont cette croyance s’est construite et comment elle structure inconsciemment nos pensées, nos affects, nos institutions. Cette exploration le conduit au cœur du champ culturel et artistique, dans un lieu où les méchants racistes sont rares mais que je crois être tordu en profondeur par le racisme systémique de la domination occidentale. Voici, tiré de ce livre, un exemple de ce racisme sans méchant, de ce racisme systémique qui marche tout seul.

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Charles Victoire Emmanuel Leclerc, chef de l’armée envoyé par Bonaparte pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue (Haïti)

Cet exemple prend la forme d’une statue qui trône sur une place publique de la République française – Liberté, Egalité, Fraternité – et qui glorifie un criminel contre l’humanité. Contre l’humanité…noire. Effigie dressée là par le système, effigie considérée par le système avec les mêmes yeux vides que ceux qu’on voit au meurtrier de George Floyd en train d’étouffer sa victime :

7 octobre 1802

«Voici mon opinion sur ce pays (la colonie de Saint-Domingue, future Haïti). Il faut détruire tous les Nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette, sans cela jamais la colonie ne sera tranquille.»

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CETTE ETRANGE CRUAUTE QUI ACCOMPAGNE LE RACISME

Le lynchage du frère George Floyd, la sidérante placidité qu’expriment le visage et le corps du meurtrier durant l’interminable exécution de sa victime posent la question de cette forme spécifique de cruauté que la structuration raciste de nos sociétés, depuis l’invention de la race blanche et la conquête du monde par une poignée d’Etats européens, a rendue comme banale. « Détail de l’histoire » disait l’autre. Dans L’art est un faux dieu, essai qui vient de paraître, j’essaye de mettre en évidence le caractère structurel du suprématisme blanc issu des 500 ans de modernité impériale, son impact sur la culture et les comportements. En voici quelques paragraphes consacrées justement à la cruauté dont il s’accompagne.

Pour obtenir le livre : https://www.jacquesflamenteditions.com/411-lart-est-un-faux-dieu/

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Cruauté politique

 » (Le sentiment que le racisme structurel sur lequel s’est construite la domination occidentale ne serait qu’un « détail de l’histoire ») a sa part dans les tragédies individuelles qui par milliers endeuillent l’émigration Sud-Nord et transforment la Méditerranée en cimetière marin. Face à cette situation, admettons momentanément et par hypothèse la crispation xénophobe qui conduit à fermer les frontières et à transformer l’Europe en ghetto pour riches (ou pour moins pauvres). Il est vraisemblable que de nombreuses personnes favorables à des politiques populistes tendraient la main à un enfant naufragé qui se noie devant elles et implore leur secours, même étranger, même Noir, même si c’est, lui ayant sauvé la vie, pour le remettre à la police des frontières. Mais ce qu’on voit, sans que cela fasse vraiment scandale, c’est l’alliance de libéraux bon teint et de ministres d’extrême droite pour organiser l’impossibilité méthodique du sauvetage en mer et la chasse aux bouées. Les navires, les bonnes âmes qui continuent à croire dans l’antique devoir d’assistance aux naufragés sont arraisonnés, parfois traduits en justice. Lire la suite

L’ART EST UN FAUX DIEU – Le livre vient de paraître

Capture d’écran 2020-05-30 à 08.51.33La figure qui illustre la couverture de mon nouvel essai L’art est un faux dieu est l’oeuvre d’un jeune plasticien malien, Ibrahim Bemba Kébé. Sa figure ironique, sa gestuelle provocatrice, son évidence, ses secrets, les résidus urbains qui constituent sa chair, le rappel du patrimoine spirituel de la confrérie du Korè (1) dont le personnage est explicitement inspiré s’accordent en un geste unique sans rien perdre leur hétéroclite fantaisie. Le facétieux wokloni (2) ne ressemble pas, pas du tout, à la statuaire ancienne du Mali. Pourtant, chacun le sent « africain ». La couleur noire des débris plastiques dont il est recouvert ? Peut-être… Mais s’il était jaune, ou bleu ? Quelle place lui donner sur l’échelle graduée de l’histoire de l’art, celle que s’est imaginée la modernité occidentale ? Ce malicieux gnome du XXIe siècle prendrait-il en défaut l’universalisme comminatoire de l’ÂÂÂÂÂRT ?

Woklo, tu iras peut-être au musée, tu y as déjà fait des stages, mais je ne te sens pas trop fait pour t’y sentir à l’aise. Merci en tout cas de nous suggérer en un seul clin d’oeil tant des situations que j’ai tenté d’analyser dans ce livre.

(1) Le Korè est une confrérie initiatique active dans le centre et le sud du Mali dont la classe supérieure, les korèdugaw, se livrent à des processions burlesques d’autodérision.

(1) Petit woklo, le woklo est une sorte de gnome ou d’elfe de l’univers culturel mandingue.

L’éditeur, Jacques Flament / Alternative éditoriale a mis le premier chapitre de L’art est un faux dieu en libre lecture sur son site. Je le propose ici sous cette forme avec le plaisir de l’auteur fraîchement publié. Il suffit de cliquer sur le texte pour le faire ensuite défiler de bas en haut. Bonne lecture. Je reviendrai à la suite, en quelques phrases, sur cette « alternative éditoriale » si bien accordée au propos de cet essai.

Cliquer pour accéder à 411lireunextrait.pdf

 

Jacques Flament / Alternative éditoriale

Tout auteur connait l’impatience du moment ou « sort » le livre. C’est fait. C’est aussi une période de grande connivence avec l’éditeur, surtout quand il a fait le choix de rester à taille humaine, artisanale, comme Jacques Flament : grand catalogue, petite maison… Jacques Flament/Alternative éditoriale.

Voici deux caractéristiques de cette « alternative » :

1 – Circuit court

Le choix des circuits courts est explicitement référé à ce mouvement de l’agriculture éco-responsable qui multiplie les moyens d’établir des réseaux mettant le plus directement en contact le producteur et le consommateur. Les livres de JF/AE ne sont pas confiés aux grosses marques de distribution, mais proposés le plus directement possible, soit en l’achetant chez l’éditeur qui le livre via le service public de la Poste, soit en le demandant à son libraire qui alors se le procure par la même voie.

2 – No pilon

Les nouvelles techniques d’impression permettent les petits tirages et le circuit court leur donne de l’avenir. Quand le premier tirage s’épuise, second tirage, et ainsi de suite. Il en résulte un gros avantage écologique, la mise au rebut du « pilon », cette destruction des stocks d’invendus qui est la destinée de millions de livres chaque année.

Ces principes permettent de se passer des monstres qui ont monopolisé la distribution du livre et qui soumettent éditeurs, libraires, lecteurs à leurs conditions et à leurs choix. Ils aident à constituer une vraie communauté humaine autour du livre et de ce qu’il porte. A l’échelle de notre humanité de 7,5 milliards d’habitants qui parlent des milliers de langues, même les maisons d’éditions les plus connues ne peuvent constituer autour d’elles que de « petits » réseaux. Le retour au sens, à la rencontre des esprits, à la constitution de familles d’esprit autour d’un livre, l’établissement de synapses entre ces familles, voilà une alternative vraiment accordée à ce qu’ouvre la post-modernité et le XXIe siècle. Substituer l’universalité de la conversation à l’universalisme d’alignement. Merci Jacques Flament, de le tenter.

Bon, j’ai encore une idée derrière la tête. Si le livre vous tente, demandez à votre libraire de se le procurer ou achetez-le directement ici (no Amazon !) : https://www.jacquesflamenteditions.com/411-lart-est-un-faux-dieu/

 

 

Ce site s’associe à la SOUSCRIPTION de BiBook, l’éditeur numérique africain, entravé par la crise sanitaire dans son action en faveur de l’accès au livre et à la lecture en Afrique. Celles et ceux qui souhaitent y participer peuvent s’y joindre en cliquant sur ce texte.

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CORRESPONDANCE AVEC LUCIEN SEVE – Evidemment, il y aura un hic…

23 mars 2020. La France est sous confinement. Covid 19.  Le virus emporte le philosophe communiste Lucien Sève, 93 ans. Tristesse. C’était un homme vrai. Me reviennent nos échanges passionnés après la parution, en 1995 de mon essai Pour la gratuité, réflexion sur les voies d’une transformation sociale accomplie mais non totalitaire.  Dans un nouvel ouvrage alors titré Le travail de fraternité, je reprends cette problématique, mais autour cette fois des oppressions identitaires. J’envoie le manuscrit à Lucien. Il le lit. S’ensuit un échange épistolaire chaleureux et stimulant qui me conduit à écrire un long Addendum sur la théorie marxiste de l’Etat. Le livre parait en 1997 sous un titre modifié : Héritiers de Caïn – Identité, fraternité, pouvoir (La Dispute). Il inclut la correspondance avec Lucien et l’addendum dont cette correspondance fut la génitrice. En sous-texte les tiraillements et les polémiques qui travaillent le mouvement communiste de l’époque, partagé entre fidélité à la doctrine et naufrage du « modèle » qui s’en recommandait. En hommage au penseur disparu et en témoignage d’une époque envolée, je publie ici cette correspondance qui montre je crois comment se forment les idées, entre étau du réel et liberté des perspectives, entre travail solitaire et confrontations ici fraternelles. Adieu Lucien. Tu nous laisses beaucoup.

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Lucien Sève

 

Le 8 juillet 1996

Cher Jean-Louis,

Grand merci de m’avoir envoyé ton Travail de fraternité[1].

J’ai lu. C’est superbe – avec des pages hautement émouvantes comme celle sur les Antillais, ou jubilatoirement féroces, par exemple sur les mannequins de la pub télévisée. Mais il ne s’agit pas que de « beaux passages », l’ensemble suscite ma chaude adhésion. C’est Pour la gratuité[2] en plus ample, plus stimulant encore. Je ne te cache pas mon enthousiasme.

Évidemment, il y aura un hic : l’idée qui anime tout le texte et que thématise la dernière partie, selon laquelle le communisme est d’une certaine façon « déjà là » – de sorte que la faute sans doute majeure de toute une tradition marxiste, toute une politique communiste a été dans l’oubli de ce« déjà là », de sa « mise en culture », comme condition première de la transformation sociale. J’adhère essentiellement à cette idée, j’y vois même l’une des clés d’une authentique stratégie « révolutionnaire » d’aujourd’hui. Mais il faut bien mesurer tout ce qu’elle bouscule, et qui n’appartient pas qu’à l’histoire. Imputation de « réformisme» à prévoir absolument…

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UN ENFANT ESCLAVE NOUS APPREND A LIRE

Vers 1818. Frederick nait sous le statut légal de marchandise dans une plantation du Maryland (USA). A 12 ans, il passe d’un propriétaire à un autre, de la plantation à la grande ville. Dans un récit saisissant, il décrit comment encore enfant nait en lui le désir de lire, le chaos intellectuel et affectif dans lequel ce chemin à haut risque pour un enfant esclave prend néanmoins son essor et comment sa liberté intérieure puis sa liberté tout court s’enracinent dans cette aventure qui pour lui dépasse de beaucoup les simples mouvements de l’âme. C’est la première fois que je publie dans ce blog un texte que je n’ai pas écrit. Je le fais à l’occasion d’un événement culturel à forte portée émancipatrice : le lancement de l’éditeur numérique africain BiBook[1]. Le livre des Mémoires de Frederick Douglass – un texte fondateur pour la nation américaine, pour l’Afrique et sa diaspora, pour nous tous – est offert avec quatre autres ouvrages[2] en même temps que l’application BiBook, elle même gratuite. A lire sur son téléphone ou sur sa tablette. Rien ne dit mieux que ce texte intense et profond l’urgence de rompre les déséquilibres issus de siècles de domination dans l’accès à la lecture et aux connaissances qui passent par elle. Lisez ces souvenirs d’enfance et d’adolescence d’un enfant d’homme  que les esclavagistes imaginent (en vain) pouvoir réduire à l’inertie des marchandises. Gratuit sur BiBook. 

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Frederick Douglass 1818 – 1895

‘ »Ma nouvelle maîtresse montra qu’elle était en vérité tout ce qu’elle m’avait semblé être, lorsque je l’avais vue pour la première fois à la porte, — une femme douée du cœur le plus bienveillant, et des sentiments les plus beaux. Elle n’avait jamais eu d’esclave soumis à son autorité, et avant son mariage, elle avait dû à son travail ses moyens d’existence. Elle avait appris le métier de tisserand, et, par suite de son application constante, elle s’était préservée en grande partie des effets dégradants de la misère. J’étais tout à fait surpris de sa bonté. Je ne savais comment me conduire envers elle. Elle ne ressemblait en rien à aucune autre femme blanche que j’eusse jamais vue. Je ne pouvais m’approcher d’elle, comme j’avais l’habitude de m’approcher des autres dames de sa couleur. Les connaissances que j’avais acquises dès l’enfance, étaient complètement déplacées auprès d’elle. Une conduite servile, qualité ordinairement si agréable dans un esclave, ne lui convenait pas. Ce n’était pas le moyen de gagner sa faveur ; elle en paraissait toute troublée. Si un esclave la regardait en face, elle ne voyait dans cette action ni impudence ni impolitesse de sa part. Sa présence rassurait l’esclave le plus bas, et nul ne la quittait sans se trouver plus heureux de l’avoir vue. Son visage était animé de sourires célestes, sa voix était douce comme une musique tranquille.

Hélas ! ce bon cœur ne devait pas rester longtemps tel qu’il était. Elle tenait déjà dans ses mains le poison fatal d’un pouvoir sans responsabilité. Peu à peu l’œuvre infernale commença. Lire la suite

CONVERGENCE DES LUTTES ? Et si ce slogan était une impasse ?

 

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Celles et ceux qui, comme moi, ont leur généalogie politique et idéologique dans le mouvement ouvrier d’Occident version communiste vibrent comme naturellement au slogan qui appelle à la « convergence des luttes ». Mais dans l’actuelle confusion des repères et des perspectives, est-il toujours pertinent ?

 

 

 

D’abord le mot « luttes ». Cet automatisme verbal n’est-il pas suspect ? Le terme est brutalement binaire. Je lutte contre toi. Je te mets les épaules à terre. Ou toi. Je l’emporte sur toi ou tu l’emportes sur moi. Dans le champ social et politique, l’issue de ce qui est placé sous la dénomination de « lutte » est rarement aussi simple. Sans doute jamais. La Révolution d’octobre l’a emporté sur la tyrannie de l’argent. A-t-elle abolit la tyrannie ?

« Lutte » est aussi l’enfant d’une métaphorisation viriliste et guerrière de l’action politique – combat, conquête, stratégie, renversement, coup d’Etat –, un imaginaire tout à fait légitime (les mâles forment presque la moitié de la population humaine), mais obstinément unilatéral.

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ALTERNATIVE EN MIETTES, MIETTES D’ALTERNATIVES

Texte inspiré par les mouvements de colère sociale de l’année 2019

« Ça va pas ». « On veut plus ». « J’te crois pas ». « Pourquoi t’as plus que moi ? » Ces affects hantent ce qu’on entend aux ronds-points tiquetés de jaune, sur les plateaux télé, dans les discours revendicatifs, à l’occasion des négociations salariales, lors des reportages sur les manifestations de rue ou les blocages d’autoroutes. Le contenu de ce qui ne va pas, de ce qu’on veut en plus, les raisons de l’effondrement de la confiance, l’identité de celles et ceux qui ont cet en plus qu’on reluque sont flous. Ils sont souvent contradictoires, pro et anti glyphosate, révoltés fiscaux et défenseurs du service public, zadistes contre ouvriers de la construction réunis dans des colères qui ont un air de famille, qui parfois appellent même à la « convergence des luttes », dont l’issue presque inévitable est la rancœur.

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  • On veut plus
  • J’ai ça pour toi !
  • C’est des miettes.
  • Y’a rien d’autre.
  • J’te crois pas !
  • Alors faudrait changer de système. Tu proposes quoi ?
  • Essaye pas de m’enfumer !

« On n’y comprend plus rien ». Les débris de pensée que sèment ces bégaiements sont inaptes à faire sens, à symboliser une alternative capable de rassembler des forces sur une perspective partagée.

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DESUNIVERSALISER L’ETAT – « Privé » et « public » vus d’Afrique

Traditionnellement, la gauche européenne oppose « le privé » et « le public ». « Le public » est associé à l’Etat et aux collectivités « publiques » avec une zone flou, le monde dit « de l’économie sociale ». « Le privé » est ce qui fonctionne sous le régime de la propriété à la romaine : droit d’user, d’abuser et de tirer profit d’un bien censé nous appartenir en propre. « Le public » aurait comme parrain l’Etat. La tension entre « le privé » et « le public » est au coeur des stratégies développées par les forces politiques anti-capitalistes : nationalisations, services publics, régulation étatique, etc. Ces stratégies s’accompagnent d’une perspective paradoxale, un doute libertaire vis-à-vis des pouvoirs « publics » qui interroge la nature même de tutelles placée « au dessus » de la société pour en assurer le gouvernement. L’échec du tout-Etat mis en oeuvre dans les pays se recommandant du communisme, les tyrannies qu’il a provoqué, ont rebattu les cartes. Le très actif comité d’Espaces Marx-Aquitaine a décidé de faire de ces questions le coeur de ses 12e rencontres « Actualités de Marx et Nouvelles Pensées Critiques » qui se tiendront du 11 au 14 décembre 3019 à l’IEP (Sciences-Po Bordeaux, Campus Montesquieu à Pessac) sur le thème : « Etat et Transformation Sociale ». J’ai proposé d’y poser la question : Que se passe-t-il dans les situations de « privatisation » de l’Etat, comme c’est le cas lorsque la corruption y est endémique et généralisée, comme dans beaucoup de pays d’Afrique. Merci pour l’invitation et voici le propos que j’y exposerai.

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La caméra d’un jeune artiste malien interroge la trahison (djanfa) du pays par l’argent (wari). Pour visionner, cliquer sur l’image.

Universalité de l’Etat ?

Pour qu’un peuple de cette Terre soit représenté à l’ONU, il faut qu’il dispose d’un Etat. Les peuples soumis, quand ils se mettent en mouvement pour leur autonomie de gouvernement, revendiquent un Etat. Leur Indépendance se célèbre le jour où les symboles étatiques – armée nationale, hymne national, drapeau, chef de l’Etat – peuvent monter à la tribune, s’élever devant la tribune, défiler pour la tribune. L’Etat apparaît comme la forme naturelle, universelle du gouvernement des peuples, l’agent naturel de l’ordre public, le garant naturel, universel de la souveraineté.

Illusion d’optique

C’est une illusion d’optique. Le gouvernement des collectivités humaines par un appareil administré, éventuellement représentatif, sur un territoire délimité par des frontières géographiques n’est qu’une des formes par lesquelles les sociétés ont assuré et institué leur besoin supposé de tutelle organisatrice.

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LA RESISTIBLE PRIVATISATION DU LANGAGE

Longtemps, quand on écoutait une parole publique, on admettait au moins l’hypothèse qu’elle pût être « de bonne foi ». Cette hypothèse sans laquelle la construction d’un langage commun et l’élaboration d’un projet politique sont impossibles semble s’être dissoute. Le soupçon est général, systématique, systémique. Quelle opération de « com » peut-elle bien se dissimuler derrière l’annonce de telle mesure ? Il n’est pas anodin que le noble mot de communication, pourtant étymologiquement enraciné dans le « commun », ait pris le sens d’une arnaque par laquelle les phrases et les images cherchent à nous assujettir à l’intérêt privé d’autrui. C’est la fonction avouée du système publicitaire. Problème : nous faisons comme si, nous pensons comme s’il était devenu l’unique format des messages adressés à autrui. Ce qu’on nommait hier « les luttes » n’y échappent pas. On a le sentiment que chaque catégorie qui aujourd’hui « descend dans la rue » ne parle que pour elle-même, sans souci d’élaborer une parole commune. « Ça ne va pas ! » « On veut plus ! » Quelle issue politique ? Brouillard. D’ailleurs, qu’est-ce que cherche celle ou celui qui se risque à en proposer une ? Il y a dix ans, en préface à la deuxième édition de mon essai sur la gratuité (Pour la gratuité, éditions de l’Eclat, texte gratuitement disponible sur le net), je diagnostiquais une « privatisation du langage » potentiellement porteuse d’un « désastre anthropologique majeur ». Il y a des circonstances où on aimerait se tromper. Voici ce texte.

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Le langage réduit à la fonction d’appât ?

Les processus d’innovation culturelle – création artistique et littéraire, recherche scientifique, pensée théorique, inventions sociales – sont désormais placés sous l’hégémonie du capitalisme financier. C’est un bouleversement historique qui, sans qu’on y prenne garde, opère devant nous une sorte de privatisation du langage avec pour conséquence envisageable un désastre anthropologique majeur.

Fruit d’une élaboration collective qui s’est effectuée au cours de centaines de milliers d’années, le langage est l’oxygène de l’hominisation. Dans la période moderne et dans la sphère occidentale, son élargissement à travers l’innovation culturelle s’est longtemps effectué dans un rapport dialectique entre pouvoir politique et liberté des créateurs. Cette contradiction active était représentée sous la figure d’un affrontement entre deux vérités. Au nom de la raison physique, Galilée prétend que la Terre tourne autour du soleil. L’inquisition affirme le contraire au nom du livre saint. Molière pense que l’hypocrisie religieuse est une menace pour les individus et il écrit Tartuffe. Le roi pense que le respect des dévots est une garantie pour l’ordre public et il interdit Tartuffe.

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UN PRESIDENT AFRICAIN TROUVE LA SOLUTION A LA CRISE DES GILETS JAUNES

Petite fiction politique, comme ce blog a l’habitude d’en proposer. Son Excellence El Hadji Anbènyogonbolo, Président de la République du Bwatabla a trouvé la solution pour sauver son collègue Emmanuel Macron de la révolte des gilets jaunes. Ce média est en mesure de dévoiler le contenu du message que l’Excellence vient d’envoyer à son homologue et espère qu’il éclairera le débat.   

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De Son Excellence El Hadji Anbènyogonbolo, président de la République du Bwatabla

A son Excellence Monsieur Emmanuel Macron, Président de la République Française

Votre Excellence, depuis des mois, le magistère que vous exercez sur la belle terre de France est encombré et sali par des manifestations de mécontents, une catégorie sociale dont je connais bien la mauvaise foi et les nuisances. Ils sont chez vous reconnaissables par le hideux gilet jaune qu’ils aiment à arborer. Chaque semaine, ils saccagent des hauts lieux de la culture et du commerce qui font l’attrait de votre pays et où j’ai moi-même, avec la Première Dame, souvent eu l’occasion de me rendre.

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LA GRATUITE DES ARTS DE LA RUE – Une inspiration pour penser la vie culturelle ?

Lieux publics, le Centre national des arts de la rue à Marseille, m’avait confié il y a près de 15 ans une enquête sur la gratuité des arts de la rue que j’avais réalisée avec Fabrice Manuel, alors administrateur de Lieux Publics. Le 19 mars 2019, le POP MIND  m’a invité à intervenir sur le thème « Gratuité et culture, une façon de mieux résister au capitalisme ? ». A cette occasion, et quoique le sujet proposé par le POP MIND soit plus large que le seul champs des arts de la rue, je mets ici à disposition du matériau pour la réflexion. 1/ Le texte d’un débat organisé lors d’un colloque  organisé par les organisateurs du Festival d’arts de la rue de Sotteville-lès-Rouen (16 et 15 novembre 2005). 2/ Le texte du rapport d’enquête remis à Lieux publics.

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Jean-Louis Sagot-Duvauroux, interviewé par Claudine Dussollier – Sotteville-lès-Rouen, 2005

CD : Sur quels principes s’est construite l’étude que tu as conduite avec Fabrice Manuel pour Lieux Publics sur la gratuité des arts de la rue.

JLSD. : C’est un travail à plusieurs entrées. D’abord une entrée pluridisciplinaire, avec des angles de vue différents sur un sujet lui-même polysémique. Nous avons eu le concours d’un économiste, d’un juriste, d’un psychanalyste, d’une administratrice du ministère de la culture, d’un plasticien engagé dans les actions pour la gratuité. C’était aussi l’occasion de faire une relecture de l’histoire des Arts de la rue. Pour cela, nous avons rencontré de nombreux artistes représentant un peu toutes les strates de cette histoire. Et enfin, nous avons longuement interrogé des élus concernés. La gratuité est apparue comme un fil particulièrement intéressant pour comprendre l’évolution du secteur, et aussi celle de la société.

CD : Comment les artistes de rue parlent-ils de la gratuité ?

JLSD. : Ça a beaucoup bougé entre les pionniers et les équipes qui émergent aujourd’hui. Au départ, la gratuité est consubstantielle à un acte artistique qui se revendique comme politique, à des spectacles qui sont aussi des manifestes par rapport au théâtre en salle et par rapport à l’espace public. La gratuité est alors présentée comme un moyen de sortir des codes et des castes de la salle. Elle engage un point de vue sur ce que doit être l’espace public. Lire la suite

HAPSATOU SY vs ERIC ZEMMOUR

Le 16 septembre dernier, dans l’émission « Les terriens du dimanche » diffusée par la chaîne C8, une vive et stupéfiante altercation oppose le polémiste Eric Zemmour et la chroniqueuse Hapsatou Sy. Depuis, Hapsatou Sy, blessée par les insultes publiques proférées contre elle, a pris le risque de publier sur facebook les moments les plus violents du débat, moments censurés par la chaîne du fait de leur outrance. Eric Zemmour, en chevalier Blanc d’une supposée pureté identitaire de notre pays déclare notamment à la jeune femme : « Votre prénom est une insulte à la France » et l’invite même à se métamorphoser en « Corinne ». A la date où est écrit ce texte, le post d’Hapsatou Sy a été vu 5,4 millions de fois, chiffre qui représente un douzième des Français, bébés compris, et il a généré 20 000 commentaires. La politique, la vraie, celle qui touche aux fondements de notre organisation sociale, resterait donc en débat ? Allons donc un peu plus loin…

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A voir Eric Zemmour se déchaîner face à la jeune femme amusée, puis médusée, le personnage apparaît sous deux versants. D’abord, le ridicule. Les propos et les « arguments » avancés par ce provocateur professionnel sont le plus souvent grotesques et ses clowneries verbales (pardon les clowns !) provoquent même l’hilarité de la jeune femme qu’il insulte. L’autre versant fait peur. Libérés par les venimeuses absurdités proférées par Zemmour, des centaines de racistes ont sans retenue déversé leur fiel sur Hapsatou, avec des réflexes et des expressions qui sont parfois le copier-coller de ceux qui s’abattirent naguère sur les Cohen ou les Lévi, doublés du sourd mépris dont se nourrirent les invasions coloniales. Les deux versants méritent d’être traités.

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AN, MAAKOROBAW[1], PASSONS LA MAIN ! Point de vue sur la crise malienne

Je suis né dans un temps où ce qui est aujourd’hui la République du Mali était la colonie du Soudan Français. Dans mon petit monde bamakois où se côtoient tous les âges, les jeunes me brocardent et nous brocardent, nous les anciens, en nous afflublant du sobriquet de Soudanais. La moquerie, mais dans le respect. Jamais, au Mali, de plus jeunes ne me laissent porter le moindre fardeau. Ils m’interrogent. Ils m’écoutent. Ils me respectent. J’essaye de faire de même et je vois naître un nouveau monde. Tous les gens de mon âge ont fait l’expérience de caler devant une procédure informatique sur l’ordinateur ou le téléphone. Alors nous appelons un « enfant » et, le plus souvent, il nous dépanne en quelques secondes. Ces nouveaux langages sont comme leur langue maternelle. Pour ceux de mon âge, il nous faut les traduire. C’est possible, mais lent.

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L’acte héroïque de Mamoudou Gassama

Le Mali est un pays dont la moitié des habitants ont moins de 15 ans et les trois quarts moins de 30 ans. Leurs mains sont beaucoup plus habiles pour mettre en action le monde qui naît. Le temps est venu de passer la main.

La crise politique que connaît le pays est extrêmement menaçante par quelque bout qu’on la prenne. Le pouvoir rampant du fanatisme et du banditisme congèle toute possibilité de faire des projets et même d’ouvrir des écoles dans d’immenses parties du territoire. Une jeunesse innombrable et bouillonnante étouffe sous le couvercle d’une gérontocratie prête à acheter les consciences, à bloquer les talents, à s’accommoder de la division du pays, à substituer le profit des petits arrangements à l’effort des grandes perspectives.

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LE RAPPORT QUE N’A PAS PRESENTE PHILIPPE MARTINEZ, secrétaire-général de la CGT

Politique fiction : face aux mouvements puissants et indécis de ce début mai 2018, Philippe Martinez propose, dans un rapport présenté à huis-clos aux cadres de la CGT, de revisiter en profondeur les objectifs et les modalités de l’action syndicale. Ce rapport imaginaire n’engage évidemment pas son auteur involontaire. Il est proposé à la réflexion, à la contradiction, à l’approfondissement, avec la conviction que dessiner clairement la perspective aide à l’efficacité de l’action. 

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Chers camarades,

J’ai sollicité cette réunion à huis clos avec le sentiment que la rénovation de l’action syndicale était une urgence, mais qu’elle remet en cause beaucoup de nos certitudes et nécessite une parole totalement libre. Voici donc un rapport dont je vous demande instamment qu’il ne fuite pas et reste entre nous, afin de ne pas interférer sur les mouvements sociaux en cours. Les idées que j’y exprime le sont à titre personnel et n’engagent pas notre organisation.

1 – Dissolution des articulations admises entre l’action sociale et l’action politique

Une nouvelle survenue en début d’année m’a donné le vertige. Le gouvernement grec conduit par Alexis Tsipras, chef de la gauche alternative, a décidé de limiter drastiquement le droit de grève. Mon trouble vient du fait que je n’ai aucune raison de douter de la sincérité des convictions politiques anticapitalistes du camarade Tsipras, convictions si proches des miennes. Or nous sommes engagés en France dans des grèves qui tomberaient vraisemblablement sous le coup de la nouvelle loi grecque. Cette situation parle d’une réalité que nous connaissons bien et que la CGT dénonce à jet continu : la suprématie de puissances privées et d’organismes pseudo-publics dégagés d’un vrai contrôle démocratique sur le pouvoir de nos Etats et la vie de nos sociétés. Mais dans ce cas, la question posée par les faits est brutale. Peut-on encore espérer que la victoire électorale de forces politiques proposant une politique alternative à l’ordre actuel puisse réellement modifier le cours des choses ? Nos formes de démocratie politiques sont-elles encore opérantes ? En bref, dans l’état actuel des rapports de force, Mélenchon pourrait-il faire globalement autre chose que Macron ? Lire la suite