L’ENJEU BURKINABE : dislocation mafieuse ou réinvention de l’intérêt général

Dans la nuit du 16 au 17 septembre 2015, le régiment se sécurité présidentielle du Burkina Faso entreprend un coup de force dont l’objectif est d’interrompre la transition politique née de la révolution de fin 2014. En effet, cette transition menace les positions acquises par ces militaires sous l’autorité sans partage de Blaise Compaoré, l’ancien président chassé du pouvoir par la force populaire. Cette équipée éclaire d’un jour violent la bifurcation historique devant laquelle sont placées la plupart des sociétés africaines : la dislocation mafieuse ou l’audace d’inventer des institutions crédibles et adaptées pour porter enfin l’intérêt général.

4760637_6_8a23_un-representant-des-militaires-putschistes_a0c504fd90cce300a68884affa276ce3Le lieutenant-colonel Mamadou Bamba annonce la destitution des autorités de la transition

Par sa pureté, son efficacité et surtout l’enjeu spécifique sur lequel elle intervient, la révolution burkinabè d’octobre 2014 constitue une étape cruciale dans la construction d’institutions représentant vraiment l’intérêt général dont l’Afrique manque tant. Comme c’est aujourd’hui la grande mode, un président – Blaise Compaoré – joue avec la règle officiellement présentée comme obligeant tous les citoyens de la base au sommet : la Constitution. Son dessein : rester en dépit de cette règle propriétaire du pouvoir et de ses prébendes.

Les Etats et les administrations issus de la nuit coloniale sont des copier-coller d’institutions nées ailleurs et inaugurées sous domination étrangère, pour les intérêts du colonisateur. Nul n’y croit vraiment. Ni leurs agents, ni les administrés. La privatisation de fait des prérogatives publiques par ceux qui en sont les dépositaires est la règle. Elle est assumée depuis le policier sur son carrefour jusqu’au chef de l’Etat, protecteur assermenté de la Constitution. Elle s’imbrique dans un système généralisé d’arrangements qui se substitue à l’Etat défaillant et qui, à défaut de dispositifs publics crédibles, permet à la tante du président de se faire opérer  l’hôpital américain de Paris ou à la cousine du policier d’accéder à un traitement antibiotique. Elle est néanmoins embuée dans un verbiage démocratique, qui maintient une fiction nécessaire au versement des « aides » extérieures et l’inclusion des pays africains dans le système international. Ce brouillard de mensonges trouble les consciences parce qu’il enrôle dans sa comédie la souveraineté des pays à laquelle les peuples sont puissamment attachés et camoufle plus ou moins les petites magouilles d’un entre-soi partagé dont il n’y a pas lieu d’être fier.

Il ne faut pas négliger l’effet profondément débilitant du jeu indigne et minable auquel se prêtent ainsi ces autorités publiques, dans des pays très majoritairement composés de jeunes. Comment un président qui fait de la Constitution son jouet personnel peut-il indiquer la route à cette jeunesse nombreuse, créative, impatiente, déboussolée et de plus en plus urbaine, lui éviter l’effondrement éthique dont se nourrissent les mafias en tout genre, du petit gang qui tue pour un smartphone jusqu’au narco-djihadisme ? Quelle crédibilité a-t-il pour les convaincre de respecter la morale et la loi ? Comment les mots de la politique enrôlés sans retenue dans le camouflage de rapines et de forfaitures peuvent-ils être considérés comme des outils fiables de l’intérêt public ?

Ce qu’engage le peuple burkinabè en octobre 2014 est limpide et constitue un important reflux dans cette dérive. « On ne joue plus avec la Constitution ». Dans ces événements à la fois tragiques et glorieux, la Constitution que beaucoup des insurgés n’ont jamais lue est considérée non plus comme un accoutrement à l’occidentale de l’organisation politique, mais pour l’esprit qui en sous-tend le principe : le respect d’une règle du jeu qui s’impose à tous, la stabilisation d’un cadre dans lequel le génie politique de chaque peuple peut construire l’édifice institutionnel qui lui convient.

Paradoxalement, la pureté de cette révolution place sous l’éclairage le plus cru la nature mafieuse du coup de force engagé le mercredi 16 septembre avec l’arrestation du président de la transition par la garde « présidentielle ». Cette mutinerie dit sans détour : Nous voulons récupérer notre bien privé, le pouvoir ; notre légitimité tient dans la puissance de notre organisation et de nos armes. Elle use avec une certaine adresse de l’habituel enfumage « démocratique ». Mais l’habillage syntaxiquement correct du pronunciamento rappelle surtout au peuple burninabè qu’il est sous la menace d’un groupe de 1300 personnes armées qui ne veut pas être écarté de la mangeoire.

L’histoire récente du Burkina Faso est un exemple chimiquement pur de la bifurcation historique devant laquelle sont placées les société africaines un demi-siècle après les indépendances : la dislocation des sociétés et leur émiettement en mafias rivales capables, pour conserver leur territoire, des plus atroces cruautés ; l’invention d’institutions habitables susceptibles d’être intériorisées par les peuples et respectées.

Boko Haram est possible. Nelson Mandela aussi est possible. Le succès de l’équipée mortifère de la garde présidentielle burkinabè est possible. Il est aussi possible que la puissance créative de la révolution d’octobre-novembre 2014 reprenne la main et ouvre à nouveau l’histoire.

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