ALTERNATIVE EN MIETTES, MIETTES D’ALTERNATIVES

Texte inspiré par les mouvements de colère sociale de l’année 2019

« Ça va pas ». « On veut plus ». « J’te crois pas ». « Pourquoi t’as plus que moi ? » Ces affects hantent ce qu’on entend aux ronds-points tiquetés de jaune, sur les plateaux télé, dans les discours revendicatifs, à l’occasion des négociations salariales, lors des reportages sur les manifestations de rue ou les blocages d’autoroutes. Le contenu de ce qui ne va pas, de ce qu’on veut en plus, les raisons de l’effondrement de la confiance, l’identité de celles et ceux qui ont cet en plus qu’on reluque sont flous. Ils sont souvent contradictoires, pro et anti glyphosate, révoltés fiscaux et défenseurs du service public, zadistes contre ouvriers de la construction réunis dans des colères qui ont un air de famille, qui parfois appellent même à la « convergence des luttes », dont l’issue presque inévitable est la rancœur.

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  • On veut plus
  • J’ai ça pour toi !
  • C’est des miettes.
  • Y’a rien d’autre.
  • J’te crois pas !
  • Alors faudrait changer de système. Tu proposes quoi ?
  • Essaye pas de m’enfumer !

« On n’y comprend plus rien ». Les débris de pensée que sèment ces bégaiements sont inaptes à faire sens, à symboliser une alternative capable de rassembler des forces sur une perspective partagée.

Leur émiettement est consécutif à l’effondrement de l’alternative longtemps proposée par le mouvement ouvrier d’Occident, alternative en miette. Rien qui soit de nature à faire sens. Miettes de sens ?

  • Ça va pas !
  • Mais qu’est-ce qui ne va pas ?
  • On veut plus !
  • Plus de quoi ? Plus de sens ?
  • M’enfume pas, on veut plus de choses, plus d’oseille.
  • Est-ce que ça même c’est possible, comment notre pauvre planète pourra-t-elle continuer à nous allaiter si nous lui dévorons les seins ?
  • C’est des bobards. J’te crois pas.

Au « Ça va pas » répond une croyance imposée par la déification du marché : le plus de choses, plus de marchandises, plus d’oseille serait la clef du bonheur, du progrès, le sens de la vie, le sésame de l’universelle satiété. Cette croyance est une glu. L’action contre la pauvreté et pour le bien être matériel s’en passe très bien. Ce que j’ai nommé dans ce blog « privatisation du langage »[1], aboutissement désastreux de l’empire pris par la communication publicitaire sur l’ensemble des échanges entre humains, notamment la parole politique, englue notre pensée et nos désirs, nos revendications et nos perspectives, détruit la possibilité de la conversation, de la construction symbolique commune, de la bonne foi : « J’te crois pas ». Le plus s’accompagne d’un imaginaire de l’accumulation, de la surveillance, du chacun pour soi. Il a un problème avec l’échange, échange des choses, échange des mots.

« Pourquoi t’as plus que moi » laisse passer un peu d’air. Il s’agit pour une part d’un appel à la justice, à l’égalité. Il pourrait se dessiner derrière un appel à l’alternative, à des alternatives, peut-être un début de mot de passe pour sortir du non-sens. Il est néanmoins troublant que bien souvent cet affect se rebiffe non tant contre les « exploiteurs », les « patrons » comme on disait autrefois, ni contre la dictature de la Bourse et les sommes délirantes qu’elle subtilise au profit d’un petit cloud de portefeuilles obèses. Non, le plus souvent, elle le demande au budget de l’Etat :

  • Mais y’a plus de sous !`
  • J’te crois pas.
  • Demande des sous à Lionel Messi. T’a vu combien il vaut ?
  • Il nous fait rêver Lionel Messi, laisse-le tranquille.
  • Et Bill Gates ?
  • Lui aussi, il nous fait rêver. J’aimerais être à sa place. En plus, il donne des millions aux pauvres, Bill Gates.
  • Choix arbitraire d’un gouvernement privé. Mort de la démocratie.
  • Nous enfume pas avec tes grands mots et laisse Bill Gates tranquille.

Merci Bill Gates. En partie à cause de toi, le flot du « ça va pas » a franchi les frontières du slam occidental où s’est accumulé le plus plus plus – soins, éducation, assurance chômage, routes carrossables, courant électrique, TGV, EPR, avions furtifs, hypermarchés –, et il a commencé à manger les consciences de celles et ceux pour qui le plus plus plus chez la « race » proclamée centrale s’est traduit pendant des siècles par du moins moins moins pour les « races » placées en périphérie, c’est-à-dire presque tout le monde.

  • On veut plus !
  • Y’a pas le visa pour ça ! Fous le camp.
  • Je fous pas le camp, je prends la mer.
  • Tu sais nager ?
  • Je ne sais pas.
  • Bon courage !
  • Au secours, je me noie. Monsieur, Monsieur, toi qui passes à côté de ma noyade, jette-moi une bouée !
  • Eh, toi, le jeteur de bouée, je t’arrête au nom de notre inaliénable droit d’auteur sur le « On veut plus ».

Pardon pour cette mise en bouche. Elle aura frustré, je le sais, beaucoup de mes amis qui, comme moi d’ailleurs, sentent comme naturellement monter en eux un sentiment de solidarité avec « l’action », les actions qui protestent contre un monde où en effet, ça va mal. La distance prise ici avec les formes et les mots de ces actions, n’est-ce pas, comme on disait jadis, une façon délibérée de « désespérer Billancourt » ? Briseur de grève ?

Je vais maintenant essayer de me racheter, tenter de défricher quelques pistes dans la broussaille, examiner comment ramasser du sens au milieu des miettes. Alternative. « Un autre monde est possible ». Peut-être a-t-on raison de ne pas trop y croire. Peut-être que l’émiettement du sens de l’Histoire questionne l’idée même d’Histoire du monde, histoire unique, qui aurait ou devrait avoir du sens par elle même. Soyons modeste. J’imagine que derrière l’insensé « on veut plus », il existe un non-dit, mal dit, trop tu : « On veut autre chose ». Dans l’océan de ceux qui font sens, je prends un mot qui pour moi a du sens et qui m’a été soufflé par une recherche action menée par la fondation La ville en commun sur le thème de la dignité. Dignité. « On veut vivre dignement », espérance qui s’est entendue, qui s’est dite aussi sous l’édredon du « On veut plus ». Pépite de sens dans le crassier du plus plus plus. On tente le coup ?

Une vie digne. On voit d’emblée que le plus n’est pas exclu, qu’il est même convoqué.

J’ai mal à ma dignité quand en fin de mois, mes enfants demandent ce qu’il y a à manger et que je n’ai plus que des pâtes à leur préparer. Entendre ma mère me demander de l’argent pour s’acheter du savon après qu’elle a travaillé toute une vie, ça m’indigne. Vivre dans un quartier où les rues ne sont pas entretenues, ça m’humilie. Surtout si mon logement est inscrit dans la catégorie « logement indigne ». Je ne vais plus au théâtre ; devoir le samedi soir présenter ma carte de chômeur à l’inquisition d’une caissière inconnue pour être exonéré du tarif « normal » et entrer dans la complexe nomenclature des anormaux, je ne trouve pas ça digne.

Une vie digne. Le bien-agir, la solidarité s’en mêlent.

Ma fille a épousé un jeune homme charmant. Il est français, mais ses parents non. Ses parents sont sénégalais. La semaine dernière, leur petite nièce de six ans est morte, morte du paludisme, au XXIe siècle, au Sénégal. Je ne me sens pas pouvoir vivre dignement si je n’agis pas contre ça. Action personnelle autant que mes moyens me le permettent. Action collective contre le vertigineux déséquilibre du monde.

Une vie digne. Ça s’invente aussi, par goût, sans ambition de faire modèle.

Je suis une mère de famille de la Drôme. J’appartiens à une communauté qui s’est engagée dans la frugalité volontaire, la frugalité heureuse. J’ai reconstruit une ruine abandonnée quasiment sans argent, mais non sans amis. Les vêtements, on les échange. Les légumes, on les cultive. Devant ma fenêtre, c’est beau, c’est mon luxe. J’ai du temps pour mes enfants, le RSA, la CMU, l’école gratuite. Merci la France !

Une vie digne. Une petite lumière de joie sur les ronds-points.

Je suis gilet jaune. L’augmentation du fuel ? Non, je ne pouvais pas accepter l’augmentation du fuel. Mon boulot, c’est déménageur. On est trois personnes et un camion. Je ne pensais pas qu’une question de fuel puisse me faire aussi mal à l’estomac. Mais ce qui m’a plu sur notre rond-point, c’est la joyeuse camaraderie qui s’est installée entre nous. J’y ai rencontré Paulette, agent d’entretien. Son boulot, je n’en savais pas grand-chose. On a échangé. On a sympathisé. Je ne vous en dis pas plus. Découvrir que je n’étais pas seul, que mes problèmes n’étaient pas les seuls, le découvrir en vrai, ça m’a donné un sentiment de dignité que je n’aurais pas connu sans.

Une vie digne. Même là où on l’attend le moins.

Je suis catholique. Je n’aime pas le laisser aller, je crois dans les valeurs traditionnelles et je vote Marine Le Pen. La submersion de notre pays par d’autres venus d’ailleurs, je ne peux pas m’y faire. Mais une personne qui se noie, m’appelle à son secours et que je peux sauver de la mort, lui refuser ma main ? Ça non plus, je ne peux pas m’y faire. Ce ne serait ni chrétien, ni français, ni digne. Renvoyez-les, mais sauvez-les d’abord !

Une vie digne. En solide héritage des luttes de classes.

Je suis ouvrier dans l’automobile. Boulot pénible, fastidieux. Salaire « honnête » comme on dit, le genre qui empêche de faire « des folies ». Mon ex-patron est en taule. Les actionnaires de la boite, une ancienne entreprise publique, lui avaient accordé un salaire annuel qui se comptait en millions d’euros. Trop peu pour lui. Voler le fisc, piquer dans la caisse pour royaliser ses fêtes de famille : plus, plus, plus, sans frein, sans vergogne, sans besoin, sans gène. Accepter sans bouger qu’on subtilise ainsi la richesse produite par mes mains et celles de mes camarades, je ne peux pas. J’aurais l’impression de perdre ma dignité.

Une vie digne. Des lignes de sens à ne pas franchir.

J’habite dans une ville que son maire, délinquant multirécidiviste, a escroquée, comme il a escroqué la nation entière en fraudant le fisc. Il est en prison. A vrai dire, l’apprécie la gestion de ce maire dont je partage les options politiques. Je suis cadre. Je veux une vie tranquille. Ici, grâce à lui, l’immobilier a grimpé. Les arsouilles sont allés se loger ailleurs. Les caméras partout disposées filment tout dérapage. Quand mes enfants rentrent de l’école, je suis tranquille. Mais donner ma voix à un homme qui a enfreint des lois qui nous obligent tous, ce ne serait pas digne.

Une vie digne. Ne nous prenez pas pour des imbéciles !

Je suis gréviste. Enseignante. La dignité humaine et ma vie sont tressées ensemble. Mon travail, c’est « élever » des enfants comme le dit la belle expression française, tresser leur esprit avec les connaissances et les émotions qui font la grandeur de notre humanité, les élever à la dignité humaine. On dit de moi que je suis privilégiée. Je gagne 2000 € par mois. Moi je le dis aux parents des enfants que tous nous rêvons « d’élever » : cette calomnie m’indigne.

Une vie digne. J’ai compris, j’ai changé.

J’aime les voitures, les belles voitures, les grosses voitures qui comme chacun sait sont des grosses gourmandes. Mais j’ai vu un reportage sur ce que ma passion coûtait aux autres, à l’avenir de nos enfants, à ceux pour qui la grosse voiture gourmande est un rêve inaccessible, à nous tous. Aujourd’hui, je roule à vélo. Il me semble que c’est plus digne que de fanfaronner en exposant les chromes et les vrombissements d’un SUV.

Ces historiettes disparates ont toutes comme caractéristique qu’en se frottant à la petite pépite de sens qu’on lui a présenté, le « on veut plus » s’y métamorphose en « je veux mieux », métamorphose qui d’ailleurs ne dissout pas le plus, parfois l’exige. Le qualitatif a submergé le quantitatif. La simple préoccupation qualitative de dignité a commencé à ouvrir la porte au sens de la vie, à la mise en relation de nos frustrations, de nos désirs, de nos goûts, de nos talents ou de nos incapacités avec ce qui donne sens à nos existences comme individus et comme être sociaux. Ces petites chroniques personnelles ne nous ont pas alignés les uns sur les autres, mais elles nous ont donné des sujets de conversation, elles ont ouvert la possibilité d’un monde où la conversation est en mesure de nous réunir sans nous standardiser. L’ouvrier de l’automobile n’est pas mu par les mêmes ressorts que la mère de famille de la « bio-vallée » drômoise. Mais ils ont quelque chose à se dire, ce qui est le début d’une reconstruction de la société. D’une reconstruction de la parole aussi, de sa dé-privatisation, d’une reconquête de ses fonctions d’échange et de vérité. On peut se passer le mot.

« Plus » n’a pas de conversation :

  • Plus !
  • Encore !
  • Plus !
  • Encore !
  • Plus !
  • Encore plus !

« Mieux » ouvre le débat.

  • Tu vis sans argent, OK, mais moi je suis en ville, je fais comment ?
  • Parlons-en.
  • Tu veux un monde où le Sénégal ait les moyens d’éradiquer le paludisme. D’accord, mais qui paye ?
  • Parlons-en.
  • Pourquoi tu votes Mouvement national si tu es catholique et que tu respectes l’évangile pour qui l’étranger doit être accueilli comme Dieu lui-même ?
  • Parlons-en.
  • Ta grève, c’est bien, je suis d’accord avec, mais comment je vais garder les enfants ?
  • Parlons-en.
  • Le vélo, pourquoi pas. Quand on a les jambes pour ça. Comment on s’organise pour que mes mauvaises jambes n’ajoutent pas à ma peine celle de la planète ?
  • Parlons-en.

Engager la conversation n’est pas suivre la ligne. Mais il faut néanmoins trouver un sujet, des sujets de conversation qui excèdent le plus, qui fassent sens, qui provoquent l’échange, qui aident à comprendre, à nous comprendre. De quoi parlons-nous ? De quels malaises nait le « ça va pas » placé dans ce texte en tête des réflexes contestataires ?

Il y a des raisons massives d’être inquiets. Trois principalement, ici énoncées dans un ordre aléatoire.

La première est la menace vitale que les formes prises par l’activité humaine font peser sur la survie physique de l’humanité, sur les conditions climatiques qui permettent la vie humaine sur notre planète.

La seconde est la persistance du vertigineux déséquilibre symbolique et matériel provoqué par les nations ex-blanches, celles qui ont conquis la planète au nom de leur prétendue supériorité raciale et qu’on place aujourd’hui sous la dénomination géographiquement suspecte d’Occident. Guerre ou paix ? Ecoute mutuelle ou emmurements vs terrorisme ? Vengeances haineuses ou construction commune d’un nouvel équilibre ?

La troisième est la conduite de l’activité humaine, du travail humain grâce auquel nous produisons nos moyens de vivre, par la turbine en surchauffe d’une finance capitaliste devenue folle. Un krach à Wall Street, très plausible, et des milliards de familles peuvent voir s’effondrer en quelques jours leur bien-être et leur fonction sociale. Une mise en cause politique du pouvoir suprapolitique des géants du capitalisme financiarisé isole immédiatement le pouvoir public qui l’a osée.

On fait quoi ?

Alternative. Le mot évoque l’éventualité d’une sortie de ces trois impasses, d’ailleurs intimement liées. Une alternative pour ces trois sources ? Ou trois ? Ou plus ? Ou beaucoup plus ? Les théoriciens de la pensée marxiste avaient fait de l’organisation capitaliste de l’économie la « détermination en dernière instance », le verrou à faire sauter pour que, par effet domino, s’ouvrent toutes les portes de l’émancipation humaine : libération des peuples soumis, extinction du racisme, égale liberté des femmes, accès aux biens universellement partagé… La focalisation de l’action émancipatrice contre la « détermination en dernière instance » avait en point aveugle l’autophagie climatique des Terriens, la profondeur des oppressions identitaires, les limites du « progrès » dans l’accumulation de biens manufacturés, le goût de la simple liberté qui ouvre l’histoire, les histoires à l’inattendu. Ses œuvres sont en miettes.

L’autre dogme chargé de souder l’action révolutionnaire était la croyance dans un basculement global sans lequel toute avancée sociale restait imbibée de capitalisme : « Pas d’îlot de socialisme dans la société capitaliste ». En arrière plan, le fantôme de l’histoire unique, d’un progrès inscrit de façon quasi génétique dans le destin de l’humanité et dont les classes ouvrières des économies industrialisées seraient la locomotive, vieux fantasme impérial relooké sous les drapeaux rouges. Patatras !

Face à l’effondrement de ce montage idéologique, la plupart des sociétés humaines ont été envahies par le sentiment que l’ordre actuel faisait système, qu’il n’y avait pas d’alternative, qu’il fallait s’y faire, au mieux l’aménager, huiler la machine quitte à « préserver les acquis ». C’est ainsi qu’est conduite la politique de la France depuis qu’en 1983, François Mitterrand et Pierre Mauroy engagent le « tournant de la rigueur », replaçant la politique de l’Etat français dans l’orthodoxie libéraliste[2], doctrine scellée en 1989 par la chute du mur de Berlin, puis deux ans plus tard par l’effondrement du régime soviétique. Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, maintenant Macron

Le rêve alternatif devenu cauchemar, un imaginaire révolutionnaire sourdement impérial, sa défaite, sa submersion matérielle et symbolique sous la vague de l’argent fou, l’offensive de l’imaginaire marchand véhiculée par un système publicitaire qui n’épargne aucun canton de la communication ont pulvérisé la parole politique, soupçonnée de vouloir nous faire avaler à notre insu les desseins cachés des politiciens à la façon dont les fesses impeccables des belles publiciteuses nous présentent un désherbant ou un produit surgelé comme la clef du paradis. Désarticulation du sens. Méfiance généralisée. Ça va pas, on veut plus… Bredouillements.

Virons de bord et changeons de point de vue. Non plus vision panoramique, mais cheminement dans les sous-bois. Non plus « quelle est l’alternative ? », mais le pari qu’il y a déjà de l’alternative à l’œuvre et qu’on peut en tirer des enseignements. Non plus « conjecturons », mais « regardons ». L’assurance maladie à la française est une alternative à l’organisation marchande et capitaliste de l’accès aux soins. La déracialisation à l’œuvre dans beaucoup de communautés scolaires des périphéries urbaines est une alternative à la hiérarchisation raciale où s’enracine la domination occidentale. Les énergies renouvelables sont une alternative aux centrales à charbon… Et si on en faisait l’inventaire ? Et si cet inventaire à construire nous offrait un premier GPS ouvrant des échappées hors des grands parcs à thème de l’argent fou, de la guerre des civilisations, de la désinvolture climatique ?

A la façon du Petit Poucet et pour contribuer au jeu de piste, j’y sème trois cailloux ramassés dans mon jardin.

Premier caillou, la gratuité. Ma longue réflexion sur la gratuité[3] est née de l’effondrement des perspectives de basculement révolutionnaire portées par un mouvement communiste dont j’étais et suis resté humainement proche. « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » disions-nous, plaçant cette utopie sur le lointain horizon de la fin de l’histoire. Mais si je dis pour aujourd’hui : « De chacun selon ses capacités de cotisation, à chacun de ses besoins de santé », est-ce que ne se lèvent pas dans mon imagination les principes fondateurs de la sécurité sociale et quelque chose de mon vécu individuel et social ? Une trentaine de collectivités territoriales françaises ont instituées la gratuité des transports publics urbains, collectivités de droite, de gauche, du centre. De façon très surprenante, toutes s’en félicitent en des mots qui rejoignent les utopies communistes de ma jeunesse, en y ajoutant les bienfaits écologiques d’une moindre pression de la voiture individuelle. Libre accès aux biens produits par le travail, « dépérissement de l’Etat » avec le reflux du contrôle dans des bus sans ticket, financement solidaire d’une fonction sociale nécessaire et d’un service public à disposition, ouverture à la libre invention de nouvelles habitudes de déplacement… C’est là. Ça marche. C’est partout entouré d’une joyeuse approbation. Alternative en œuvre ?-

Deuxième caillou, ma rencontre sans conversion avec la « frugalité heureuse ». J’avais été invité par un de ces réseaux bien implantés dans la vallée de la Drôme à intervenir (gratuitement) à l’occasion d’un festival de la gratuité, deux jours du libre je-prends-je-laisse sans troc ni monnaie. Nourriture, boisson, cours de jeu d’échec, bourse aux vêtements, concerts… Tout en libre accès. J’étais intrigué, heureux de ce moment pour moi insolite, hors de ma généalogie politique, hors des sentiers que j’avais battus et qui m’avaient spontanément fait imaginer la gratuité sous la forme de dispositifs publics liés aux pouvoirs publics. J’ai noué une amitié avec l’une des animatrices de cette « gratiferia », mère de famille de milieu modeste dont j’ai en partie tiré l’historiette relatée plus haut. Elle m’a fait découvrir un univers humain délibérément engagé dans l’invention d’une existence sociale se développant avec le moins d’argent possible, le moins de dépendance possible vis-à-vis du monde marchand. Existence parfois compliquée, mais joyeuse, s’offrant une constellation de luxes délicieux, ceux que nous propose la beauté de la nature, les joies de l’amitié, la bio-gastronomie ou l’échange de poèmes. Aventure rendue possible par la construction alternative d’un vaste dispositif de biens non marchands : sécurité sociale, école gratuite, prodrome du « revenu de vie » que sont les maigres allocations versées aux « nécessiteux ». « Profiteurs ! », est-on tenté de dire quand on envisage nos cotisations sociales ou fiscales à l’aune du marché, comme si on « achetait » sa sécu ou son assurance chômage. Mais rappelons-nous que dans la plupart des cas, un salarié à haut revenus, gros cotisant par obligation, ne se plaint généralement pas ni de financer l’assurance maladie, ni d’avoir une santé de fer. Nous qui espérons voir éclore des alternatives, n’a-t-on pas beaucoup de raisons de participer d’une certaine manière à la possibilité de ce non-marchand là. Toute ma vie et comme presque tous, j’ai financièrement cotisé pour les dispositifs de gratuité qui permettent ces incursions dans le non-marchand. Je ne partagerai pas cette belle forme d’existence qui use d’ailleurs peu du prosélytisme, mais je la garde en tête comme un bienfait collectif, un gai fanal pourvoyeur de sens, ce qui est sans prix. Merci à eux. Heureux d’y contribuer et bonne chance !

Troisième caillou, mon implication dans la culture vivante du Mali[4]. Les hasards de la vie m’ont conduit dans ce pays il y aura bientôt cinquante ans. Tout comme la France où je suis né, il m’a irrigué pendant des décennies, il a enfanté ce que je suis. Tout comme en France, je m’y sens chez moi. Pas déchiré entre les deux. Réaccordé. Les relations entre la France et le Mali, entre l’Afrique et l’Occident ont longtemps été d’une violente inhumanité. Des centaines de millions d’humains ont été soumis au statut des marchandises. Les civilisations d’Afrique ont été humiliées, délégitimées. Le racisme structurel sur lequel s’est construit cette histoire de domination hante toujours notre langage et nos réflexes. Mais vu d’aujourd’hui, les points de vue se déplacent. Les membres de la conférie initiatique donso, quand ils coupent un arbre, s’en excusent et versent une libation, affirmant ainsi la solidarité du vivant. La pensée et l’histoire qui ont produit ça ne méritent-elle pas d’être écoutées ? Ne peut-on rationnellement juger que leur pertinence l’emporte sur la technolâtrie qui a instrumentalisé notre Terre-mère et la menace de parricide ? Depuis une trentaine d’année, je me suis plongé avec passion dans l’aventure collective d’un monde artistique et culturel malien souvent très jeune emporté par la joie de dire, de prendre la parole, d’entrer dans la conversation, de sortir les esprits des engourdissements de la servitude volontaire. Je dirige en France le Théâtre de l’Arlequin où cette parole est régulièrement invitée et dite. Je témoigne que dans ces moments d’art, la malédiction de l’histoire passe en arrière plan, qu’au moins momentanément, un XXIe siècle débarrassé des scories de la domination est possible. Là encore, l’intelligence et la joie que cela produit, à Bamako comme en région parisienne, sont pour moi le bon test d’une échappée alternative et je crois que tous les protagonistes de mes historiettes sur la dignité, pour peu qu’on s’y mette vraiment, sont en mesure de vivre ce dépassement dont le bénéfice humain est succulent. Échange de dignité.

Alternatives ? On s’y met ? On s’en parle ?

 

 

[1] Au cours de ce texte, j’ai régulièrement inséré des liens qui indiquent des textes approfondissant ou complétant les thématiques abordées.

[2] J’utilise le néologisme « libéraliste » pour désigner les adeptes du libéralisme, plutôt que libéral, adjectif très polysémique et en l’occurrence plutôt menteur.

[3] Ce blog contient de nombreux textes sur la gratuité, qu’on peut retrouver en faisant une recherche sur le mot « gratuité ». Sous le lien proposé ici, j’appelle un texte intitulé « La marchandise humaine » et qui met cette notion en perspective avec l’émancipation de l’activité et du temps humain. Mon livre « Pour la gratuité », première édition en 1995, est proposé en libre accès sur le net par les Editions de l’Eclat qui ont publié sa deuxième et sa troisième édition.

[4] On peut trouver ici la liste des œuvres théâtrales et audiovisuelles que j’ai écrites dans le cadre de cet engagement malien : https://jlsagotduvauroux.wordpress.com/a-propos/. La plupart l’ont été dans le cadre de la compagnie BlonBa et du réseau Culture en partage.

5 réflexions sur “ALTERNATIVE EN MIETTES, MIETTES D’ALTERNATIVES

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  2. très belle analyse qui nous amène à nous repenser dans la société d’aujourd’hui. Mais que de chemin à parcourir!!!, j’ai espoir dans l’avenir, nous sommes à la fin d’un cycle et au début d’une ère que nous espérons tous positive et pleine de sens.

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  3. il y a un phénomène que les physiciens appellent la percolation et que l’on peut illustrer de la manière suivante. soient une cinquantaine de boutons sur une table. Avec des fils on relie deux à deux ces boutons en les choisissant au hasard.Périodiquement on soulève un fil. pendant longtemps, il n’entraine que deux ou trois boutons.Et tout d’un coup, il entraine presque tous les boutons. C’est à cela que m’a fait penser le texte de Jean Louis, toutes ces « miettes » de ce « communisme déjà là » s’il est assez de personnes pour les relier deux à deux, pourront elles « percoler » en une autre société ?

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    • Merci Janine, c’est ça le pari. Grâce à des percolations de cette nature, le pire n’est pas certain. C’est vrai au niveau collectif. Plus encore peut-être au niveau personnel, car ça donne du sens à tout ce qu’on entreprend, même tout petit, dans le sens des alternatives à l’obscurité. Vivement l’envol des boutons !

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