LA MARCHANDISE HUMAINE

Texte paru dans l’ouvrage collectif « Droit et marchandisation » – LexisNexis Litec-CREDIMI

« Sur la longue période, nous sommes engagés dans des processus de démarchandisation vécus comme essentiels pour le bien-être de l’humanité, une démarchandisation qui fait consensus et dont on peut raisonnablement affirmer qu’elle l’a emporté sur la tendance inverse. Autrement dit, le mouvement de marchandisation que nous constatons depuis plusieurs décennies n’est ni fatal, ni exclusif. Il se croise avec des mouvements contraires durables, ancrés, étayés. Il se trouve efficacement borné par des institutions émancipatrices qu’il n’est pas en mesure de contester de front. Nous savons démarchandiser. »

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Aucune marchandise au monde n’est plus fructueuse que l’être humain, commercialisé en bloc ou par tranches. C’est la seule qui soit capable de produire de la richesse par elle-même. Ceux qui sont en mesure d’en imposer le négoce et de s’en rendre propriétaires possèdent la clef de la fortune, car on ne peut pas être très riche par son seul travail. Dans la société contemporaine, pour être très riche sans ticket gagnant pour l’euromillion, il faut s’acheter des personnes humaines sur le marché aux esclaves, de l’activité humaine sur le marché du travail, du temps de cerveau disponible sur le marché publicitaire ou maîtriser le marché des biens sans lesquels l’existence n’est plus considérée comme humaine. Là se concentrent la perspective et la limite de la marchandisation.

Pour que les humains, leur personne, leur activité, leurs désirs ou leurs conditions d’existence puissent devenir pures marchandises, ils doivent être d’abord soumis à une forme très particulière de propriété, celle consacrée par les droits occidentaux, qui donnent au propriétaire une puissance absolue sur l’objet possédé, le droit d’en user, d’en abuser et de le faire fructifier à sa guise. Du coup, devenir marchandise n’est pas une perspective bien réjouissante pour un être conscient et l’on observe que cette transmutation provoque de vives tensions. Ces tensions sont politiques. Elles se développent sur une frontière où se jouent l’asservissement et l’émancipation de l’existence. Ce qu’on peut vendre de moi, ce que moi-même je peux vendre de moi perd sa liberté. Ce qui de moi est considéré comme inaliénable ouvre les chemins de l’autonomie. Le débat sur droit et marchandisation ne traite pas de l’échange débonnaire qui réunit sur la place du village le producteur de carottes et le vendeur de tournevis. Il porte sur un processus, la marchandisation, qui mord sur des biens que la plupart croyaient sans rapport avec les carottes ou les tournevis, ni avec rien de ce dont on fait utilement commerce.

1/ Démarchandisation de la personne humaine

Capturer des êtres humains pour les transformer en marchandises est une activité si lucrative qu’elle a été la source principale de la richesse occidentale, quand s’accumulèrent les capitaux qui permirent l’industrialisation. L’histoire prouve avec surabondance que l’être humain vendu, acheté, possédé, mis en action pour le profit d’un propriétaire déterminé à s’enrichir par cette voie est une source d’abondants profits et d’agréments divers. Pourtant, notre époque de marchandisation condamne et bannit l’esclavage. Les tensions politiques provoquées par l’assujettissement de millions d’êtres humains se sont historiquement soldées par la démarchandisation de la personne humaine, la reconnaissance de son inaliénabilité. Les révoltes, les guerres, les mouvements de solidarité, les modifications économiques ont cranté la conviction désormais largement partagée que la personne humaine ne pouvait être mise en vente. Des inventions éthiques et politiques de haute volée, comme la déclaration des droits de l’homme ou les lois d’abolition, ont donné un cadre juridique à cette démarchandisation. L’impétueuse extension de l’empire marchand qu’on connaît aujourd’hui s’arrête devant ces postes frontières. Pour la plupart, ceux même qui la conduisent réprouvent l’esclavage.

De cette histoire, nous pouvons tirer une première conclusion : sur la longue période, nous sommes engagés dans des processus de démarchandisation vécus comme essentiels pour le bien-être de l’humanité, une démarchandisation qui fait consensus et dont on peut raisonnablement affirmer qu’elle l’a emporté sur la tendance inverse. Autrement dit, le mouvement de marchandisation que nous constatons depuis plusieurs décennies n’est ni fatal, ni exclusif. Il se croise avec des mouvements contraires durables, ancrés, étayés. Il se trouve efficacement borné par des institutions émancipatrices qu’il n’est pas en mesure de contester de front. Nous savons démarchandiser, nous savons en goûter les effets, nous savons en préserver la bienfaisance. En dépit des dénégations intéressées des marchandiseurs, cette histoire continue.

Le droit, bien entendu, s’en mêle. Les textes juridiques régissant l’esclavage à l’occidentale tendent à réduire les personnes asservies à la condition de biens meubles sur lesquels la puissance souveraine du propriétaire peut exercer tous les abus que l’inépuisable cruauté humaine se plaît à imaginer. Mais en même temps, une interrogation éthique ou religieuse, parfois les liens humains qui s’établissent malgré tout entre Blancs et Noirs, pour la plus grande part les rapports de force imposés par la résistance de ces biens meubles doués de conscience font naître le sentiment que l’humanité, même incarnée dans un corps noir, ne peut se dissoudre dans la marchandisation de l’individu qui la porte. Il résulte de cette tension des monstres juridiques comme le Code Noir, signé Louis XIV, ou comme certaines thèses de charitables juristes américains proposant de décréter les esclaves « biens immeubles » dans le but d’empêcher la séparation des familles. Travaillé par deux raisons contraires – l’avantage des maîtres à soumettre les esclaves au droit commun de la propriété, l’impossibilité de leur dénier jusqu’au bout la condition d’humains –, le droit ne parvient à tenir la contradiction que par des constructions biscornues, des raisonnements gênés aux entournures. La monstruosité est rendue plus visible encore et plus odieuse quand elle utilise les artifices sophistiqués de la technique juridique pour accorder les scrupules de conscience avec la brutalité de l’institution. Selon le dogme catholique, le repos dominical s’impose à tous les humains, même réduits à l’état de biens meubles. Les rédacteurs du code noir doivent concilier le décret divin avec le statut juridique des armoires ou des sabots : « (Nous, roi de France) enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l’heure de minuit jusqu’à l’autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d’amende et de punition arbitraire contre les maîtres et confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail. »

Observons les méandres de ces arguties expertes. Le rédacteur du texte n’ose pas exclure les esclaves du précepte divin. Fils d’Adam, ils ne travailleront pas le jour du Seigneur. Mais s’ils enfreignent la règle, c’est le propriétaire de ces biens meubles qui en sera puni par confiscation. Ainsi nationalisé, l’Adamite à peau noire restera bien meuble, mais bénéficiera du respect que le roi très chrétien voue au quatrième commandement.

C’est à l’opposé de la limpidité citoyenne dans laquelle est écrit le décret d’abolition du 16 pluviose an II. L’inaliénabilité sans appel de la personne humaine se dit avec une majesté de style bien éloignée de la pesante conciliation entre la cupidité des maîtres et la bénignité hebdomadaire du roi des cieux. Voici ce que décrètent les représentants de la nation après l’adresse que leur fait le député Belley né esclave, puis élu par la colonie de Saint-Domingue : « La Convention déclare l’esclavage des nègres aboli dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ».

Deux formes de droit.

Le droit à la démarchandisation, à l’inaliénabilité, à la liberté des humains consacre la frontière au delà de laquelle l’autonomie des personnes et des groupes est garantie. Il n’a pas besoin de circonlocutions. Il est compréhensible par tous. Si je dis que l’humain ne peut pas être vendu, chacun comprend. Chacun peut prendre parti. Chacun contrôle.

Le droit de la marchandisation (les constructions juridiques qui accompagnent et permettent la marchandisation) aménage le complexe exercice de l’hétéronomie et travaille à figer juridiquement des contradictions inabouties. Il faut des experts, des adroits, des madrés, des affidés du pouvoir pour établir ce droit-là.

Il n’y a pas d’équilibre entre l’un et l’autre. Le droit à la démarchandisation est structurellement plus solide que l’autre, parce qu’il est plus simple et plus simple à défendre. Quand il mord sur l’être humain lui-même, le droit de la marchandisation est intrinsèquement affaibli par la nécessité d’intégrer l’histoire religieuse, philosophique, amoureuse, poétique ou naïve qui sait qu’entre la mise en vente de son prochain et l’étal du quincaillier, il y a une sacrée différence. Le droit à la démarchandisation s’en moque. Il part d’un acquis très clair et très partagé : nous pouvons nous parler, nous désirer, nous étonner, nous haïr et ça mérite d’être protégé. Donc il est désirable que « tous les hommes, sans distinction de couleur, /…/ (jouissent) de tous les droits assurés par la Constitution»

Autour d’enjeux heureusement moins dramatiques, les embarras du traité constitutionnel européen ont manifesté une tension du même ordre. Les articles destinés à renforcer le contrôle démocratique des institutions, l’union des peuples ou la liberté des citoyens d’Europe avait à peu près belle allure. Mais le fatras des dispositions imaginées pour verrouiller la politique de marchandisation, encombrées d’innombrables négociations d’experts, était quasiment indéchiffrable. Or l’opacité arrange l’oligarchie. Elle contribue au jeu de rôles qui fait du grand nombre un incapable politique et confirme le petit nombre, dont certains juristes, dans son exclusive compétence à gouverner. Ces symptômes disent quelque chose du droit et ils disent quelque chose de la marchandisation.

2/ Marchandisation et démarchandisation de l’activité humaine

L’interdiction générale du commerce des êtres humains est l’aboutissement d’un processus de démarchandisation dont la portée éthique et politique est considérable. Dès lors, il s’institue autour de la personne humaine comme un bloc d’inaliénabilité qu’on retrouvera très souvent en travers des processus de marchandisation. Cette inaliénabilité ne tient pas au fait que l’être humain serait impropre à sa mise sur le marché – les siècles ont fait la preuve du contraire. Elle est instituée par un mouvement de l’histoire, un mouvement politique qui décrète, reconnaît, ressent le caractère désormais inaliénable de ce qui était hier encore marchandise. Ce mouvement s’appelle émancipation. Il est possible.

Cependant, si l’être humain ne peut plus être achetée en bloc, beaucoup de ses attributs conservent une valeur marchande et font l’objet d’un commerce aujourd’hui généralisé. L’institution du salariat permet d’acheter l’activité d’un être humain et de l’acheter sous la forme encore meuble d’un potentiel d’activité, ce que Marx appelle la force de travail. Concrètement, cette transaction se traduit par du temps humain placé sous l’autorité et utilisé pour le profit d’un autre. Très vite, la nécessité vitale par laquelle le grand nombre est contraint d’aliéner son temps et son activité produit des tensions analogues à celles apparues entre l’esclave et le maître, entre le sentiment d’inaliénabilité qui rôde autour de la personne humaine et l’efficacité économique de sa marchandisation. Prenant parti dans cette tension, les anarchistes et les premiers communistes lancent un mot d’ordre radical : abolition du salariat. Ils entendent par là que l’être humain n’est pas fait pour vendre son temps, ni pour le placer sous une autorité extérieure, qu’il est fait pour agir et s’associer librement. En face, les multiples avatars du « travailler plus pour gagner plus » dessinent la perspective d’une marchandisation du temps humain par tous les bouts.

Sommes-nous dans une phase de flux ou de reflux dans la marchandisation du temps humain ? C’est difficile à décider. Il est clair que l’activité et le temps humains se sont peu à peu distribués en deux parts : une part vendue, une autre inaliénable. Au début de la révolution industrielle, c’est tout le temps utile des ouvriers qui peut être soumis au contrat salarial, de l’enfance à la mort, du réveil au coucher. Depuis, les législations et les conventions professionnelles sur le temps de travail ont rendu inaliénable une part importante du temps humain et l’ont ouvert sur la libre activité. La part « noble » de l’activité humaine, celle dont chacun décide pour lui-même, était jadis réservée aux aristocrates pour qui « travailler, c’est déchoir ». Elle fait aujourd’hui partie de l’expérience commune à côté de ce que nous faisons sous le commandement d’un autre poussés par la nécessité de « gagner notre vie ». Oui, il est licite de transformer l’activité et le temps humains en marchandise, mais sous réserve d’en respecter la part sans prix. Ce double jeu est profondément intériorisé par tous. Je connais la valeur monétaire de ma journée de travail et la connaissant, je sais qui vaut plus et qui vaut moins que moi. Mais si je rends visite à un ami malade, les trois heures que je lui consacre sont sans prix et mon statut sur le marché du travail – smicard ou récipiendaire de stock options – ne modifie pas ce qu’elles « valent ».

Même dynamique avec l’amélioration des conditions de travail : en entrant à l’usine ou au bureau, chacun conserve des droits et des prérogatives qui ne tombent pas sous le pouvoir de l’employeur. La cession du potentiel d’activité est qualitativement et quantitativement bornée par ce qu’on appelle le droit du travail. Cette longue et constante évolution semble aujourd’hui bégayer. Mais le reflux pourtant est comme entravé et il rencontre de nombreuses résistances. L’expérience d’un temps et d’une activité démarchandisés, c’est-à-dire libres et sans prix, a fait son œuvre, conquis beaucoup d’âmes. Il ne sera pas aussi simple de revenir en arrière. L’enrôlement massif et récent de centaines de millions d’habitants des pays du Sud sous le statut salarial fait son profit de conditions de travail à l’ancienne, mais il est lui aussi soumis à des tensions qui ouvrent un peu partout sur une démarchandisation partielle du temps et de l’activité. C’est sans doute sur cette frontière-là que se joue le destin de la marchandisation telle que la souhaitent les forces sociales et politiques qui se reconnaissent dans la doctrine du libéralisme. Ce n’est pas joué. Ni pour elles, ni pour celles qui s’y affrontent.

En tout état de cause, les acheteurs ont dû prendre acte que tout le temps humain ne pouvait être mis sur le marché. Mais cela n’a pas interrompu le travail de leur imagination. Si l’extension quantitative du temps aliénable est quelque peu malaisée, quoiqu’elle soit à l’œuvre, peut-être y a-t-il à glaner dans l’amélioration qualitative du bien acquis et de son efficacité. Ainsi, dans le cadre même du salariat, le dessein manageurial exige de plus en plus de l’employé qu’il accorde sa subjectivité à la valorisation du capital. Naguère, le système admettait un certain partage du sens. Le maçon n’était pas maître de ses tâches. Il mettait néanmoins sa fierté dans leur utilité sociale : j’ai construit cette maison et des gens l’habitent. L’employeur s’en accommodait, valorisant le travail bien fait dont d’ailleurs il tirait profit. Aujourd’hui, quand on est maçon chez Bouygues, il est fortement recommandé de souhaiter du fond du cœur bonne chance à l’action Bouygues, et quand on est chercheur dans l’industrie pharmaceutique, de privilégier les maladies solvables. L’injonction nouvelle porte sur le sens de l’activité : tu donneras à ton activité le sens que je veux qu’elle ait et nul autre. Or il est insensé de se déposséder de sa responsabilité sur le sens de son activité. Ce que nous faisons sous l’empire de la nécessité, parce qu’il faut bien survivre, nous distingue peu de la vie animale. Vendre son temps et son activité pour survivre est le détour humain d’une nécessité animale. On pouvait néanmoins se raccrocher à l’utilité proprement humaine des biens produits. Si je couds des robes, c’est aussi pour le plaisir proprement humain de celles qui les portent, même quand le tissu mime l’animale toison des panthères. Mais voilà qu’il faut aussi s’en remettre à autrui pour décider du sens : tu feras de l’accroissement de ma fortune le sens de ta vie ; je ne t’achète pas seulement ton potentiel d’activité, mais aussi ta volonté, ton implication subjective dans mon projet à moi, dans mon enrichissement à moi. Et ça, c’est insensé. Beaucoup de la souffrance au travail naît de là : contraindre au non-sens un être qui vit par le sens. Ceux des employés de banque qu’on nomme aujourd’hui, par antiphrase, « conseillers-clients » savent ce qu’on attend d’eux. Non pas aider le client à faire le choix qui lui est le plus favorable – le « travail bien fait » de naguère – , mais l’embrouiller de telle sorte qu’il s’engage sur les produits les plus profitables pour « l’entreprise ». Quand après avoir vendu son âme en plus de son temps, le conseiller-client observe la stagnation de sa fiche de paye ou la dégradation des prestations sociales auxquelles il a droit, il lui faut bien admettre qu’il a été le dindon de la farce. Les bénéfices de l’entreprise lui échappent, même quand il a consenti à en faire le sens de sa vie. S’acheter le monopole du sens est une réalité rendue possible par les évolutions contemporaines de la marchandisation, mais pour les victimes de cette vente forcée, c’est un pénible non-sens.

Le sens de la vie fait une bonne marchandise, mais le droit du travail gêne son négoce. Serait-il possible de se dégager des entraves instillées au cours des décennies dans le statut salarial ? Sous couvert de modernité, de réformes qui se présentent benoîtement comme des libertés nouvelles, les forces engagées dans la marchandisation imaginent des institutions qui le permettent. Le statut d’auto-entrepreneur, récemment officialisé en France, semble un moyen pratique et économique de « se mettre à son compte ». Le travailleur métamorphosé en entreprise unipersonnelle peut avoir le sentiment d’échapper à la hiérarchie salariale. Il ne vend plus un potentiel d’activité à réaliser selon les vœux d’un autre et sous ordre, mais son activité elle-même, en direct. En réalité, ce nouveau statut rétablit dans sa brutalité la plus fruste le marché du temps humain, un marché dans lequel le client est roi. Il esquisse la possibilité d’un monde économique où quelques puissants donneurs d’ordre règneraient sur une armée de sous-traitants individuels prêts à se soumettre à toutes leurs exigences pour l’emporter sur la concurrence, car ils seront tenus de vendre leur activité par la même nécessité que le prolétaire d’autrefois, mais sans bénéficier des solidarités d’atelier et du sentiment collectif qui constitua une force capable d’instituer peu à peu une part d’inaliénable au sein même du lien salarial. La subjectivité de l’auto-entrepreneur est alors mobilisée au service du « client ». Il est mis dans la situation de croire que son intérêt consiste à se tuer au travail pour satisfaire des objectifs conçus sans lui. Les timides innovations juridiques sur le harcèlement dans l’entreprise deviennent inopérantes. Le rêve porté par la loi Le Chapelier de 1791 et contrebattu par toute l’histoire du mouvement ouvrier reprend de l’actualité.

3/ Arraisonnement marchand du désir humain

Il sera difficile de réinstituer l’esclavage. On s’est solidement habitué à ce qu’une partie de notre temps soit vouée à la libre activité. Des lois respectées ont cranté ces évolutions. Elles posent des limites à la marchandisation. Alors celle-ci fait un détour. L’arraisonnement marchand des subjectivités est à l’œuvre dans l’entreprise et constitue une extension qualitative de la marchandisation de l’être humain. Surtout, il a efficacement engagé la conquête du temps libre.

Dans un aveu devenu célèbre, Patrick Lelay, ancien directeur de TF1, a craché le morceau. Le métier de la chaîne privée, expliquait-il, c’est de « vendre du temps de cerveau disponible ». On admettra sans peine que notre temps de cerveau est une part de nous même. Et il faut bien se rendre à l’évidence : des puissances qui nous surplombent en font commerce. La diminution du temps d’activité vendue laisse du temps de cerveau disponible. Ce temps lui aussi doit être rendu marchandisable.

Regardons comment fonctionne ce nouveau commerce et prenons pour cela l’exemple de TF1, puisqu’il nous a aimablement été suggéré par son propre patron. Le deal s’établit entre un fournisseur de cerveau disponible – TF1 – et un client qui souhaite s’en porter acquéreur : l’annonceur publicitaire.L’un et l’autre savent exactement ce qu’ils font, établissent pour cela des barèmes, des tarifs, des moyens d’évaluation, des contrats. Par contre, il faut construire une supercherie, un leurre pour que les cerveaux se laissent ainsi placer sur le marché. Cette supercherie est le sentiment de gratuité qu’ils éprouvent devant les divertissements qu’on leur propose. En réalité, dans cette transaction purement commerciale, il y a zéro gratuité. Les programmes sont l’asticot grâce auquel les cerveaux mordent à l’hameçon. Et jamais on n’a vu le pêcheur faire payer l’asticot par les tanches.

Le système publicitaire a pris une place considérable dans l’industrie de l’information et du divertissement. Il porte la marchandisation du désir humain à une limite où il cesse de « faire sens », où il devient proprement insensé. Si les informations télévisées n’ont pas pour objectif premier de me donner les moyens d’exercer ma citoyenneté en connaissance de cause, mais de mettre mon cerveau en état de disponibilité pour les annonces publicitaires qui suivent ou qui précèdent, si la courbe de l’action Bouygues devient le moteur du sens, alors le langage perd sa fiabilité. Il s’effondre. On ne peut plus se parler. On ne peut plus se croire. L’autonomie et la liberté deviennent des leurres. Réduit à ses fonctions de séduction, le langage cesse d’être la place publique où nous élaborons le sens de nos vies et de notre histoire. Il ne permet plus la transmission fiable et l’échange de nos vérités. Il n’est plus là que pour la danse du ventre. Nous sommes bons pour occuper nos week end à pousser nos caddies en silence et les remplir avec tout ce que nos cerveaux télécommandés prennent pour la clef du bonheur.

On pourchasse les tagueurs, mais le paysage urbain est privatisé par la vente d’espaces publics aux annonceurs. La loi ordonne de rappeler sur les paquets de cigarettes que « fumer tue ». Mais elle autorise le système publicitaire à enfumer subrepticement nos cerveaux et à leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Dans ce contexte, la loi nouvelle qui, à certaines heures, interdit la publicité sur les chaînes de service public est un important levier de résistance, même si l’on peut soupçonner qu’elle s’accompagne d’arrière-pensées plus retorses. Tant qu’il existera des journaux payants et fidèles à la déontologie journalistique, les journaux gratuits seront placés dans une concurrence du sens qui les obligera à une certaine tenue. Mais si la logique publicitaire étouffe la presse qui dispose encore d’un peu d’autonomie, il n’y aura plus aucune raison de se gêner. Les conséquences anthropologiques de ce versant de la marchandisation sont graves. La politique et le droit restent malheureusement bien apathiques face à ce processus d’aliénation déclaré.

4 – Le sentiment d’un droit et la démarchandisation

Pourtant, en dépit de ces évolutions, l’accès aux biens matériels n’est pas englué dans une fatalité de marchandisation. Il a été l’objet d’inventions institutionnelles non-marchandes très aimées, très intériorisées, plutôt réussies et que le mouvement de marchandisation peine à réduire. Certains biens – l’espace public aménagé, les soins médicaux, l’éducation scolaire, le logement, l’air pur – apparaissent à un moment donné de l’histoire comme des conditions nécessaires à l’exercice d’une pleine humanité. Dans la tradition politique occidentale, cela se traduit par le sentiment d’un droit : « Dans un pays comme la France, tout le monde doit pouvoir aller à l’école ou recevoir des soins de qualité ». Au fur et à mesure que la richesse produite s’accroît, de nouveaux besoins sont intériorisés, ressentis comme constitutifs de la réalité humaine. Or si l’accès à ces biens est considéré comme un droit, si leur défaut est vécu comme une amputation de la condition humaine, c’est leur marchandisation qui, à un degré ou à un autre, est mise en cause. S’il s’agit de droits humains, de biens constitutifs de notre humanité contemporaine, les humains impécunieux doivent pouvoir en bénéficier comme les riches, ce que la règle du marché ne peut opérer.

Ce sentiment d’un droit attaché à des besoins qui émergent historiquement à la conscience publique touche à l’être même de l’humain, à la représentation de ce qui le constitue en être humain. L’élargissement de la Déclaration universelle des droits de l’Homme aux « droits sociaux, économiques et culturels » acte cette prise de conscience. Ce mouvement s’est souvent traduit par de hautes inventions politiques, comme le système d’instruction publique ou la sécurité sociale. Parfois, il fait une incursion dans les textes, sans pourtant que soient imaginés les dispositifs permettant son exercice concret. C’est le cas en France du droit au logement. L’accès de droit à d’autres biens indispensables reste en débat et l’opinion balance, par exemple pour l’extension de la gratuité aux transports publics urbains, ou encore l’accès de droit à un quota d’eau et d’énergie.

Ces régions frontières concernent des biens produits par le travail marchand, des biens qui ont un coût marchand, mais que l’imagination excepte de l’appropriation marchande parce qu’ils sont considérés comme trop importants, parce que leur simple évaluation marchande évacue ce qui en eux est ressenti comme sans prix. Frontières mouvantes. Frontières politiquement établies ou contestées. Frontières où il n’est pas si évident que la marchandisation l’emporte inéluctablement. L’expérimentation, aux Etats-Unis, d’une forme d’assurance sociale dans le champ de la santé occupe le débat politique et beaucoup de citoyens américains trouvent raisonnable cet objectif de démarchandisation. C’est un imprévu de taille dans le mouvement de marchandisation.

5 – Marchandisation de la limite, limite de la marchandisation

Le marché n’est pas le diable et la marchandise peut être une bonne servante. Ce qui fait débat et qui souvent fait mal, c’est quand la marchandisation mord sur ce qui est historiquement considéré comme inaliénable, ce qui est historiquement ressenti comme sa limite. Bien des réalités le sont pour bien des raisons qui peuvent raisonnablement perdre de leur force. Qu’une église longtemps désertée par le culte puisse entrer dans le marché de l’immobilier n’est pas nécessairement vécu comme une aberration.

Mais il existe un mouvement politique plusieurs fois millénaire qu’on nomme émancipation. Ce mouvement a peu à peu institué un bloc d’inaliénabilité autour de la personne humaine. Il faut que l’humain soit inaliénable, il faut qu’il y ait suffisamment d’inaliénable en lui (citoyenneté, temps libre, droit d’accès aux soins, à l’éducation, etc.) pour qu’il puisse exercer une part d’autonomie. Nous avons donc de fortes raisons pour ne pas nous laisser trop obnubiler par la marchandisation. Certes, dans le mouvement qu’on lui voit aujourd’hui, elle mord sur l’autonomie du temps humain, du désir humain, de l’organisation ou de l’activité humaines. Ceux qui chérissent la liberté souffrent de cette morsure. Mais l’abolition de l’esclavage, les congés payés, l’instruction publique généralisée, l’interdiction de faire commerce de ses organes ou le droit, même abstrait, au logement, tout de même, ce n’est pas rien et nous avons trouvé des voies pour les instituer. On peut se plaindre des malheurs du temps, mais il n’est pas utile d’en rajouter, car mille événements donnent à penser que l’histoire n’est pas finie.

La friction entre l’émancipation de l’être humain et sa marchandisation crée une ligne de visibilité où apparaît mieux que partout ailleurs ce qui se joue et ce qui se représente autour du mot « marchandisation ». Cette friction se cristallise en inventions juridiques essentielles : droit garantissant des espaces d’autonomie ; droit assurant l’organisation hétéronome des rapports sociaux ; liens et conflits entre ces deux fonctions du droit. Là se situe le foyer du débat éthique et politique que polarise la marchandisation.

 

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